Vita, questa puttana ! (*)

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Désir d’histoires 56 et sa liste de mots :

Grillage – chat – andante – apesanteur – caroncule – chant – contexte – plume – couffin–
barbouillages – croquis – enfant – lame – livre – vertige – saigner – chapon – climatique–
catalogue – match – roboratif – sangloter – allumettes – mouchoirs – enfance – préparation–
délicieux

 

 

Luigi, 37 ans, célibataire, agent de sécurité, boxeur à la retraite. Minuit sept minutes. Classica Onda Roma diffuse l’andante de Ferdinando Carulli, le tempo emprunté de ce morceau musical apaise Luigi. Les chants des supporters de la Lazio dans la rue longeant l’enceinte de l’usine se sont tus. Il s’est calmé. La tension du match qu‘il s‘était autorisé à regarder sur la petite TV portative, deux heures plus tôt, lui avait fait rater le début de la première ronde. Dans quelques minutes, il devra serrer sa ceinture, faire glisser le surgilet de protection sur les manches trop courtes de sa chemise en polyester « poil à gratter » et remonter la fermeture éclair. Le son caractéristique de celle-ci zébrera l’air rafraîchi de la petite loge mal chauffée. La ronde de zéro heure trente minutes pourra alors commencer.

Una mama camée, un père entr’aperçu deux fois derrière le grillage du parloir de la prison, une enfance sans couffin à souffrir les moqueries au sujet de son tempérament craintif et de son physique de petit oiseau déplumé, Luigi découvrira bien trop rapidement les vertiges d‘une existence sans protection et sans amour. La peinture de sa vie ne sera jamais plus qu’un croquis, série de barbouillages monochromes exécutés par des assistantes sociales démotivées. Livré à une autorité parentale cocaïnomane amnésique de son propre enfant, il obéira à son instinct en fuyant définitivement ce présent miteux. Resté sage jusque là, obéissant au doigt et à l’œil, Luigi, du haut de ses quinze ans, sort alors son mouchoir pour dire « arrivederci » à une existence convoitée qu’il a jusqu’alors trop rêvé et sangloté. Il franchira le seuil de la salle de sport du quartier, y acceptera de récurer les toilettes vétustes et de laver les serviettes élimées. En échange de quoi, le patron lui versera mensuellement quelques euros et le laissera s’initier à la boxe.

Dès lors, son contexte social va changer complètement. Il réparera les sacs de sable éventrés suspendus à des chaines dérobées à l‘atelier mécanique voisin. Il se nourrira de préparations aux prétendues vertus roboratives. Il patientera. Il montera sur le ring lorsque enfin Alessandro, le « manager », lui en donnera l’autorisation. Il acceptera des combats miteux de lever de rideau au chiffre d’affaire minable. Et là, à chaque fois, dans le feu de l’action, il dévisagera ses adversaires au ralenti, très souvent au tapis, abattu par la fulgurance et la puissance du jeune boxeur. Fasciné, incrédule devant la démonstration de sa propre force, il les observera, tour à tour, s’accrocher aux cordes, s’étourdir, s’évanouir, saigner, refusant la fatalité. Relevés ou non, ils finiront tous par se coucher. Par la vivacité de son crochet et la force de son upercut, il déchirera le moment présent, il savourera la stupeur sur les visages de la salle entière muée en un point d’exclamation unanime. En contemplant son ennemi chuter dans une lente et défaillante apesanteur, il savait qu’il était en train d’écrire enfin les meilleurs chapitres du livre de sa destinée. Il se délectait de cette délicieuse revanche sur un passé pas si lointain. Il était bon boxeur, très bon même ! Ce furent effectivement ses plus beaux moments. La lame de fond de ses premiers et flamboyants succès qui le poussait vers le plus haut se pulvérisa bientôt contre la fatalité.

Quelques années plus tard, l’ancien poids plume à l’agilité d’un chat est devenu lourd comme un taureau. À défaut d’être devenu quelqu’un de riche, il est parvenu à devenir quelqu’un de respecté. Il referme le catalogue pugilistique d’une édition antique. Il réajuste sa veste, se gratte énergiquement à l’encolure (saleté de polyester bon marché), remonte de deux crans sa ceinture, empoigne la petite matraque télescopique. Il grelotte. Pour la troisième nuit consécutive, la température est de nouveau descendue en dessous du zéro. «Réchauffement climatique… Mon cul oui !» s’exclame t-il en s’apprêtant face au miroir brisé. Sur le pas de la porte, à peine refermée, cigarette au bec, il craque une allumette. « Carcinome de la caroncule lacrymale ». Après plus d’une année à pleurer du mucus par un œil puis par les deux, les rougeurs permanentes étaient devenues bleues-noires et la douleur insoutenable. La visite chez le spécialiste devenue inéluctable délivrera un diagnostic terrible qui appelait à un arrêt immédiat de toute activité potentiellement agressive pour la zone oculaire. KO mais sauvé, le jeune coq devenu chapon, castré en pleine ascension,  s’éloigne en dodelinant doucement de la tête. Il esquisse un…puis deux pas chassés, enchaine une série de jabs entrecoupés d’esquives.

Il a belle allure Luigi.

 

Directs du coincoins !

 

Ce texte n’est pas libre de droits.

 

 

(*) « vita, questa puttana » : « la vie, cette putain »

Aller au bout de l’expiration .. et la savourer !

 

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Désir d’histoires 55 et sa liste de mots : cactus – documentaire – blasphème – chérir – pie – pimenter – matin – ressenti – gel – graine – bronchiolite – fromage – sarabande – mordant – gage – épaulette – dérision – givre – précipice – otarie – patinoire – nuit – excédent – frénétique

 

 

 

Ses chaussures noires italiennes richelieu à bout fleuri, gage du soin et du chic poussés dont il est capable de faire preuve, sont parfaitement cirées. Même les lacets dessinent des boucles aux arrondis parfaits. Tête baissée, ses cheveux sont impeccablement coiffés, légèrement parfumés aux huiles fortifiantes à l’extrait naturel de cactus, de henné et de fleur de camomille. Un soupçon trop à l’étroit entre les épaulettes de son costume, il ne détache plus son regard du bout de ses pieds. Il sent l’assistance complètement pendue à ses lèvres. L’ambiance vient de se transformer en un grand point d’interrogation qui peut aisément se lire sur les visages. Il en a conscience, il entend même quelques grognements étonnés par la longueur qu’a déjà pris son silence… mais il ne s’en soucie guère. Il vient de mettre le doigt sur le bouton « pause » de ce moment incroyablement intense qu’il est en train de vivre.

 

Cette sensation délicieuse de se trouver au bord du précipice le berce, le rassure, stoppant par là même la sarabande frénétique engagée depuis quelques semaines. IIl le savait, cela en valait la peine. Toutes ces démarches administratives nécessaires et les rebondissements qu’ils avaient connu dans cette petite aventure auraient mérité un documentaire. Ils avaient cru devoir capituler deux, peut-être trois fois mais non, aujourd’hui, ils étaient là. Pour rien au monde, il ne souhaitait lâcher ce bonheur qu’il avait trouvé. Comme disait sa grand-mère, experte en dérision s’interdisant tout blasphème, « on avait plus de chance de convaincre une otarie d’avaler du fromage afin de soigner une bronchiolite » plutôt que de parvenir à le faire renoncer. Et il ne renoncera certainement pas. Malgré les nombreux avertissements et critiques qui ont fusé, il a tenu bon. Il sait qu’il est sur sa route, sa destinée. Mais cela, seul lui peut bien sûr le comprendre.

 

Il inspire profondément, juste contrebalance de l’interminable expiration qu’il vient d’imposer à toute la salle. Il se redresse, il sourit au même instant qu’un rayon de lumière éclaire son visage. Malgré un soleil hivernal qui depuis ce matin inonde un ciel sans nuage et d’un bleu net, le givre sur les fenêtres et la patinoire à l’extérieur, chefs-d’oeuvre des nuits aux températures polaires de ces dernières semaines, ne laissent aucun doute quant au froid mordant qui sévit au delà de ces murs. Il se laisse encore distraire par le spectacle anodin qui se joue là, dehors. Sur le rebord d’une des immenses fenêtres, une pie, enhardie, tente de dégager une quelconque nourriture prisonnière par le gel. La graine convoitée finit par être engloutie et l’attention de notre principal sujet revient à la scène initiale.

 

Une phrase est inscrite sur un discret écriteau, l’écriture est fine et relevée, comme tracée à la main : « Lorsqu’on épouse l’objet que l’on chérit, le bonheur embellit. » (Paul de Kock, « Le cocu »). Son coeur bat la chamade désormais. Il prend conscience qu’il vient bien involontairement par son mutisme prolongé de pimenter le dénouement pourtant sans aucun doute heureux de cette cérémonie. Son visage réjoui ne laisse cette fois-ci aucun doute sur son bien-être intérieur, désormais ressenti et partagé par toutes les personnes présentes autour de lui. Sa promise est là, tout à côté de lui. Il entrouvre doucement les lèvres, les humecte en passant sa langue au ralenti. Il prononce le mot qui désormais va unir sa vie à la sienne. Comme victime de cet excédent de bonheur qui le submerge, il hoquète maladroitement. Il se reprend et plus fort qu’il ne l’avait imaginer il prononce très distinctement : « OUI ».

 

Quelle drôle d’idée que celle de se marier au mois de février…

 

Coincoins de félicitations !

 

Rose blanche

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Ce texte n’est pas libre de droits.

 

Faites taire le compteur…

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Désirs d’histoire numéro 54 et ses 23 mots imposés : erreur – tendresse – train – thorax – scolopendre – lutte – inconnu – inexorablement – boue – pavillon – compagnie – foyer – neige – étude – mésange – flocon – accoster – désorienté – parcours – tomate – chanter – gare – livre

 

 

 

 

Malgré sa situation, Jean-Marie ne parvenait pas à réaliser que ce communiqué de l’ambassade de France le concernait. La connexion à peine rétablie, cet e-mail affublé d’un énorme « WARNING » avait retenu toute son attention malgré une liste de messages non lus conséquente. Ornée du sigle de l’Autorité de Sûreté Nucléaire, la communication ne laissait aucun doute quant à la gravité exceptionnelle des incidents qui se déroulaient encore, soixante douze heures après le séisme, dans la centrale de Fukushima-Daiishi située à quelques kilomètres de là. Les mots avaient l’efficacité et la froideur que seules les missives administratives pouvaient revêtir :

« Il est notamment conseillé de se calfeutrer dans leur domicile (couper les systèmes d’aération), et de faire quand ils le peuvent des provisions de bouteilles d’ eau potable et de nourriture pour plusieurs heures(…). En cas de sortie indispensable, il est nécessaire de porter un masque respiratoire… (*) ».

Trois jours plus tôt, la journée avait pourtant si bien commencé. Il s’apprêtait à se rendre à la capitale par le train. La neige tombante en flocons légers sur un paysage engourdi par le froid, tout lui avait semblé incroyablement paisible, un peu trop même. Le tremblement de terre qui se produisit aux environs de 14h45 avait été d’une violence rare. Pédalant fermement dans l’ambiance hivernale, il se trouvait alors à moins de 500 mètres de son foyer. Il fut propulsé sur le bas côté du chemin par la première secousse d’une force brutale inhabituelle. Il tenta de se redresser mais les vacillations étaient telles qu’il dut se résoudre à se jeter de nouveau face contre terre, mains sur la tête. Désorienté, il s’empala alors sur le guidon partiellement rouillé de son vélo qui lui laboura le thorax dans un mouvement transversal. Souffle coupé, la douleur aiguë le plia en deux. Le visage maculé par la boue, se frottant avec sa manche tant bien que mal, il écarquilla les yeux. En cet endroit particulièrement meuble de la campagne, la terre fraîchement éventrée laissait échapper un flot discontinu et grouillant d’insectes rampants. Jean-Marie se trouvait nez à nez avec un de ces spécimens qui lui semblait être, sauf erreur de sa part, un répugnant mukade (**). Très remontée contre ce cycliste inconnu tombé du ciel, la scolopendre d’une bonne vingtaine de centimètres tentait de l’accoster par le bras gauche en adoptant sa démarche zigzagante si caractéristique. Toute proche, la bestiole se redressa, gueule béante et planta ses crocs démesurés dans l’avant-bras à sa portée. La brûlure fut immédiate et paralysa littéralement son disproportionné et humain d’ennemi. Beaucoup trop loin de la gare pour avoir pu envisager un seul instant de la rejoindre à pied, il ne se souvenait plus vraiment comment il était parvenu à retourner sur ses pas. Son parcours chaotique lui revenait par bribe, comme si sa mémoire était saupoudrée de débris d’un cauchemar malheureusement bien réel.

Aujourd’hui, l’électricité, et Internet étaient revenus. Et même si les coupures étaient fréquentes, accentuant ainsi l’impression de l’extrême fragilité qu’avait revêtu sa propre existence, cela lui donnait une illusion de contact avec le monde extérieur. Depuis un long moment, il s’évertuait à énumérer ses souvenirs de la vie courante, telle qu’il la connaissait encore il y a quelques jours. Incroyable comme chaque chose, anodine jusque là, revêtait désormais une si grande importance. Il cherchait ainsi une petite étincelle afin de rallumer en lui un sourire, un espoir. Il avait un mal fou à trouver un semblant de calme dans sa tête. Du regard, il balayait les lieux assombris par l’enfermement forcé. Il distinguait à peine la photo de cette petite mésange qu’il affectionnait tant. La seule pensée qu’il ne pouvait pas remplir la mangeoire aux oiseaux du jardin fit poindre des larmes dans ses yeux. La tension de ces derniers jours était telle qu’il ne retenait plus ses émotions. Il ressentait de la tendresse pour cette petite chose plumée qui égayait jusqu’alors son quotidien. Chanter face à son pavillon semblait être devenu sa principale occupation. Gazouiller aurait été peut-être plus approprié, mais il trouvait ce verbe moins en rapport avec le magnifique récital journalier que lui offrait cet intrépide volatile. Une rapide étude du spécimen lui avait permis de l’identifier : c’était une mésange charbonnière qui lui tenait régulièrement compagnie. La longue bande noire qui longeait sa poitrine et son frêle ventre jaunes ne laissait aucun doute quant à son espèce. Ainsi cravaté, affublé d’une calotte noire, les minces joues blanches de l’animal en action jouaient la sérénade dans les souvenirs délirants de fièvre de Jean-Marie.

Il ne s’était jamais vraiment habitué aux « mauvaises » humeurs de cette terre japonaise, sujette à d’incessantes luttes intestines, juste au-dessus desquelles les gens vivaient normalement. Régulièrement, elle grondait, rappelant à chaque habitant combien sa vie ne pesait guère dans la balance de l’existence. D’ailleurs, il lui semblait que cela se reflétait singulièrement dans l’humilité et la gentillesse permanentes dont faisaient preuve les autochtones. L’élancement permanent de sa plaie le fit grimacer à nouveau. Le guide médical qu’il avait entre les mains était formel. Le venin irritant du mille-pattes pouvait paralyser un bras pendant une dizaine de jours mais dans la plupart des cas rencontrés jusqu’à maintenant, l’issue n’était pas mortelle. Vaguement rassuré, il referma le livre et observa une fois encore son coude. Aux points de morsure, la conséquente boursouflure rouge tomate semblait virer inexorablement en des tons bien plus sombres et inquiétants. La douleur restait vive mais, au moins, il était encore vivant pour pouvoir la ressentir et s’en plaindre. Une nouvelle réplique, qu’il ne comptait plus, secoua la maison pendant presque une minute.

Incapable d’utiliser son bras gauche afin de rendre sa demeure la plus étanche possible, le visage grave, il écoutait le message de mort que le crépitement macabre du compteur geiger annonçait…

 

Coincoins piquants

 

Plus d'infos sur le Mukade - ici

Mukade ou scolopendre "japonais" (**)

 

Ce texte n’est pas libre de droits.

(*) Extrait de l’original transmis en date du 14/03/2011

(**) « Les scolopendres (« mukade »), à ne surtout pas confondre avec les innocents mille-pattes des régions tempérées. L’est de Nagoya (Japon), à la terre rouge, est particulièrement infesté par cette invasion rampante, dangereuse et répugnante. Les « mukade » ne sévissent pas seulement dans les jardins ou les bois ombreux mais ont pris l’habitude de pénétrer à l’intérieur des maisons (ils ne craignent pas les étages…) où ils sèment la terreur lorsqu’on les découvre accrochés au plafond ou rampant sur le sol. Ils ne dédaignent pas non plus les lits où ils peuvent se dissimulér, lovés entre les draps. Brrrrrr !!!! Leur piqure n’est pas fatale mais très douloureuse et dangereuse pour les personnes souffrant d’allergies. Il n’existe pas de remède miracle et seuls la patience et le courage viennent à bout de la douleur. » (source : http://www.hs.sugiyama-u.ac.jp/~helene/pelemele.html)