Faites taire le compteur…

plumedesmotsunehistoire3

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Désirs d’histoire numéro 54 et ses 23 mots imposés : erreur – tendresse – train – thorax – scolopendre – lutte – inconnu – inexorablement – boue – pavillon – compagnie – foyer – neige – étude – mésange – flocon – accoster – désorienté – parcours – tomate – chanter – gare – livre

 

 

 

 

Malgré sa situation, Jean-Marie ne parvenait pas à réaliser que ce communiqué de l’ambassade de France le concernait. La connexion à peine rétablie, cet e-mail affublé d’un énorme « WARNING » avait retenu toute son attention malgré une liste de messages non lus conséquente. Ornée du sigle de l’Autorité de Sûreté Nucléaire, la communication ne laissait aucun doute quant à la gravité exceptionnelle des incidents qui se déroulaient encore, soixante douze heures après le séisme, dans la centrale de Fukushima-Daiishi située à quelques kilomètres de là. Les mots avaient l’efficacité et la froideur que seules les missives administratives pouvaient revêtir :

« Il est notamment conseillé de se calfeutrer dans leur domicile (couper les systèmes d’aération), et de faire quand ils le peuvent des provisions de bouteilles d’ eau potable et de nourriture pour plusieurs heures(…). En cas de sortie indispensable, il est nécessaire de porter un masque respiratoire… (*) ».

Trois jours plus tôt, la journée avait pourtant si bien commencé. Il s’apprêtait à se rendre à la capitale par le train. La neige tombante en flocons légers sur un paysage engourdi par le froid, tout lui avait semblé incroyablement paisible, un peu trop même. Le tremblement de terre qui se produisit aux environs de 14h45 avait été d’une violence rare. Pédalant fermement dans l’ambiance hivernale, il se trouvait alors à moins de 500 mètres de son foyer. Il fut propulsé sur le bas côté du chemin par la première secousse d’une force brutale inhabituelle. Il tenta de se redresser mais les vacillations étaient telles qu’il dut se résoudre à se jeter de nouveau face contre terre, mains sur la tête. Désorienté, il s’empala alors sur le guidon partiellement rouillé de son vélo qui lui laboura le thorax dans un mouvement transversal. Souffle coupé, la douleur aiguë le plia en deux. Le visage maculé par la boue, se frottant avec sa manche tant bien que mal, il écarquilla les yeux. En cet endroit particulièrement meuble de la campagne, la terre fraîchement éventrée laissait échapper un flot discontinu et grouillant d’insectes rampants. Jean-Marie se trouvait nez à nez avec un de ces spécimens qui lui semblait être, sauf erreur de sa part, un répugnant mukade (**). Très remontée contre ce cycliste inconnu tombé du ciel, la scolopendre d’une bonne vingtaine de centimètres tentait de l’accoster par le bras gauche en adoptant sa démarche zigzagante si caractéristique. Toute proche, la bestiole se redressa, gueule béante et planta ses crocs démesurés dans l’avant-bras à sa portée. La brûlure fut immédiate et paralysa littéralement son disproportionné et humain d’ennemi. Beaucoup trop loin de la gare pour avoir pu envisager un seul instant de la rejoindre à pied, il ne se souvenait plus vraiment comment il était parvenu à retourner sur ses pas. Son parcours chaotique lui revenait par bribe, comme si sa mémoire était saupoudrée de débris d’un cauchemar malheureusement bien réel.

Aujourd’hui, l’électricité, et Internet étaient revenus. Et même si les coupures étaient fréquentes, accentuant ainsi l’impression de l’extrême fragilité qu’avait revêtu sa propre existence, cela lui donnait une illusion de contact avec le monde extérieur. Depuis un long moment, il s’évertuait à énumérer ses souvenirs de la vie courante, telle qu’il la connaissait encore il y a quelques jours. Incroyable comme chaque chose, anodine jusque là, revêtait désormais une si grande importance. Il cherchait ainsi une petite étincelle afin de rallumer en lui un sourire, un espoir. Il avait un mal fou à trouver un semblant de calme dans sa tête. Du regard, il balayait les lieux assombris par l’enfermement forcé. Il distinguait à peine la photo de cette petite mésange qu’il affectionnait tant. La seule pensée qu’il ne pouvait pas remplir la mangeoire aux oiseaux du jardin fit poindre des larmes dans ses yeux. La tension de ces derniers jours était telle qu’il ne retenait plus ses émotions. Il ressentait de la tendresse pour cette petite chose plumée qui égayait jusqu’alors son quotidien. Chanter face à son pavillon semblait être devenu sa principale occupation. Gazouiller aurait été peut-être plus approprié, mais il trouvait ce verbe moins en rapport avec le magnifique récital journalier que lui offrait cet intrépide volatile. Une rapide étude du spécimen lui avait permis de l’identifier : c’était une mésange charbonnière qui lui tenait régulièrement compagnie. La longue bande noire qui longeait sa poitrine et son frêle ventre jaunes ne laissait aucun doute quant à son espèce. Ainsi cravaté, affublé d’une calotte noire, les minces joues blanches de l’animal en action jouaient la sérénade dans les souvenirs délirants de fièvre de Jean-Marie.

Il ne s’était jamais vraiment habitué aux « mauvaises » humeurs de cette terre japonaise, sujette à d’incessantes luttes intestines, juste au-dessus desquelles les gens vivaient normalement. Régulièrement, elle grondait, rappelant à chaque habitant combien sa vie ne pesait guère dans la balance de l’existence. D’ailleurs, il lui semblait que cela se reflétait singulièrement dans l’humilité et la gentillesse permanentes dont faisaient preuve les autochtones. L’élancement permanent de sa plaie le fit grimacer à nouveau. Le guide médical qu’il avait entre les mains était formel. Le venin irritant du mille-pattes pouvait paralyser un bras pendant une dizaine de jours mais dans la plupart des cas rencontrés jusqu’à maintenant, l’issue n’était pas mortelle. Vaguement rassuré, il referma le livre et observa une fois encore son coude. Aux points de morsure, la conséquente boursouflure rouge tomate semblait virer inexorablement en des tons bien plus sombres et inquiétants. La douleur restait vive mais, au moins, il était encore vivant pour pouvoir la ressentir et s’en plaindre. Une nouvelle réplique, qu’il ne comptait plus, secoua la maison pendant presque une minute.

Incapable d’utiliser son bras gauche afin de rendre sa demeure la plus étanche possible, le visage grave, il écoutait le message de mort que le crépitement macabre du compteur geiger annonçait…

 

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Plus d'infos sur le Mukade - ici

Mukade ou scolopendre "japonais" (**)

 

Ce texte n’est pas libre de droits.

(*) Extrait de l’original transmis en date du 14/03/2011

(**) « Les scolopendres (« mukade »), à ne surtout pas confondre avec les innocents mille-pattes des régions tempérées. L’est de Nagoya (Japon), à la terre rouge, est particulièrement infesté par cette invasion rampante, dangereuse et répugnante. Les « mukade » ne sévissent pas seulement dans les jardins ou les bois ombreux mais ont pris l’habitude de pénétrer à l’intérieur des maisons (ils ne craignent pas les étages…) où ils sèment la terreur lorsqu’on les découvre accrochés au plafond ou rampant sur le sol. Ils ne dédaignent pas non plus les lits où ils peuvent se dissimulér, lovés entre les draps. Brrrrrr !!!! Leur piqure n’est pas fatale mais très douloureuse et dangereuse pour les personnes souffrant d’allergies. Il n’existe pas de remède miracle et seuls la patience et le courage viennent à bout de la douleur. » (source : http://www.hs.sugiyama-u.ac.jp/~helene/pelemele.html)

39 réflexions sur « Faites taire le compteur… »

    • Je suis désolé mais pour laisser un commentaire cela semble pourtant simple. Dis moi ce qui ne va pas, je vais essayer d’arranger ça. Merci pour ton commentaire

      Coincoins réparateurs !

  1. Ta mare connaît des vagues apocalyptiques ! Mais ton étude de la scolopendre japonaise m’impressionne et ton texte retrace bien ce que l’on doit ressentir quand un tel séisme se produit… Je ne veux pas t’adresser de coincoins radio-actifs, juste un bravo pour ce texte frappant de réalisme ! 🙂

    • C’est vrai que le sort de mes personnages n’est pas très enviable. Peut être ai je trouver ma voie ? Tueur au stylo ! Pas mal non ? 😉 Merci pour ton commentaire analytique !!!

      Coincoins à l’uranium !

  2. Ping : Elle a disparu | Désir d'histoires

    • Rédiger un article de presse était l’idée première. Et au fur et à mesure de mes recherches, je me suis attaché au personnage. Par déontologie, je n’ai pu me résoudre à un style trop impersonnel. J’ai donc mixé mon idée initiale au personnage qui s’est présenté à moi. Tu en as lu le résultat…

      Coincoins journalistiques !

  3. Ca pourrait s’intituler « Après le tremblement de terre », mais le titre est déjà pris.
    En tout cas c’est une très belle et bonne idée, bien utilisée, jusqu’à nous plonger dans ce monde là. Bravo.

  4. Texte bien fait à n’en pas douter, lu en deux temps. Connais-tu le Japon ? Je ne le connais qu’à travers mes lectures mais l’endroit me fascine, surtout les gens. Mais vivre sur ces îles avec ces secousses séismiques ou ces épisodes neigeux me foutrait sûrement la trouille. Je suis parfois ébahi de la passivité ou du fatalisme qu’affiche les japonais.
    J’élève des scolopendres dans ma baignoire et bien sûr il faut faire attention ! 😀 😀

    • Je ne connais le Japon qu’à travers les récits et explications d’un de mes amis proches. C’est une destination à venir. Tout comme toi, cela me fascine. Et sois vigilant en prenant ton bain 😉

      Coincoins secoués

    • Hola belladonnachichi (italiana ??) ! Quelle joie de te lire dans ma Mare. Reviens te tremper quand tu veux. Tu seras toujours la « bienvenida » ! 😀

      Coincoins rythmés !

  5. Le scolopendre japonais me fait penser au dragon du nouvel an chinois. Je n’aimerai pas du tout le croiser sur mon chemin. Ma fille ainée rêve du Japon, lorsqu’elle y sera je serai bien obligée d’y aller aussi. Depuis toujours ce pays me fais peur.

    Coincoins nippon

    • Ton commentaire m’a bien fait sourire. Pour ma part, j’ai toujours été très attiré/séduit par ce pays…pour les mêmes raisons que les tiennes mais semble t-il avec un ressenti bien différent 😀

      Coincoins exotiques

  6. Merci pour la piqûre de rappel. 😉 Ton texte est comme toujours très vivant et nous tient en ( mauvaise ) haleine, dans la circonstance, si j’ai bien suivi. 😉 Tu me surprends à chaque fois. 😀

    • C’est un peu pour cela aussi que je me prête à ce défi. Je m’amuse à imaginer et à essayer d’emmener le lecteur dans un environnement nouveau et une intrigue tout en essayant de ne pas être trop long. Prochain défi : essayer d’être un peu moins macabre… 🙂

      Coincoins joyeux

    • La réponse à son commentaire… 😉 Commentaire qui reprend quelques uns des mots du défi… Joli … Peut être devrais tu t’essayer à la totalité de la liste…

      Coincoins : chiche ? 😉

    • Grave remarque et bonne question… comment ne pas voir la misère de l’être humain ? Mais surtout comment, en tant qu’être humain, pouvoir l’assumer ?…  » l’homme est un loup pour ….  »

      Coincoins graves

  7. Merci pour ce texte et cette contribution à l’esprit de « Tu n’as rien vu à Fukushima », afin que l’humanité n’oublie jamais, si possible.
    Sur un mode plus léger, le mot scolopendre m’a rappelé mes lectures de Tintin : c’est une des injures utilisées par Haddock !

  8. Cher Canard, je profite pour ma petite balade chez toi pour te faire part de quelques réflexions: j’adore toutes ces photos qui évoluent au gré d’un clic, je ne sais quelle technologie tu utilises pour les promener de la sorte! Ensuite, je ne m’y retrouve pas très bien dans l’ordonnancement de ton blog, mais je dois sans doute m’habituer. J’aime ton ironie pas trop cruelle. Enfin, j’ai découvert que tu te lançais (en ligne et dans la mare en tout cas) dans les consignes d’écriture. Pas encore pris le temps de te lire posément, mais ça à l’air d’une belle envolée et tu sembles prendre ton pied! A bientôt!

    • Pour le bandeau dynamique, j’utilise une fonctionnalité du thème WordPress pour lequel j’ai opté. Cela choisit aléatoirement une photo dans une bibliothèque que j’ai chargé spécifiquement (certaines photos sont miennes, les autres proviennent de multiples recherches sur le web). J’espère que tu pourras venir me lire et ainsi m’aider à m’améliorer ! Merci pour ta visite !!! A bientôt !

      Coincoins aléatoires !

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