Participant régulièrement aux jeux Désir d’Histoires de chez Olivia et les plumes de l’année chez Asphodèle (cliquer sur les liens pour plus d’infos), je me suis pris au difficile et passionnant jeu. Au hasard de deux textes qui se sont finalement rejoints comme un début d’histoire voilà maintenant quelques semaines (une dizaine au moment où j’écris ces lignes) que cette histoire se prolonge,se développe, s’installe. Je n’ai aucune prétention d’écriture mais je dois reconnaître que de fil en aiguille, les personnages, leurs backgrounds (surtout celui du personnage « central » – je préfère ce terme à celui de « principal ») et les synergies qui désormais les lient et délient, tout cela donc, c’est peu à peu approprier de ma personne. Et tant que mon imagination suivra et bien, ma foi, je poursuivrai cette aventure à laquelle bien sûr vous êtes invités.
À chaque épisode (un par semaine donc), j’avais pris pour habitude de faire un rappel et de rajouter, au fil de l’eau, les liens au début de chaque nouveau texte. Cela devient très pesant désormais, c’est pour cela que je me suis décidé à créer cette page fixe. Désormais, c’est cette page là que je mettrai à jour et qui, mot après mot, ligne après ligne, paragraphe après paragraphe, verra l’histoire progresser. Je ferai donc référence à cette page à chaque « suite » et la mettrai à jour progressivement. En espérant que vous prenez autant de plaisir à la suivre que moi j’ai à l’écrire ! 🙂
Je vous souhaite donc de belles et bonnes aventures !
Coincoins rassemblés !
Épisode par épisode :
- Encore un peu de temps en liberté… (Désir d’Histoires no 60) : à l’instant présent, réveil d’un personnage « coincé » sur une île et coincé dans ses souvenirs.
- « Baisse la tête, je vais… » (Les Plumes de l’Année en lettre P) : dans un passé à peine passé (du moins semble t-il…), ce même personnage se retrouve en train de courir, pourchassé mais guidé, il fonce … tête baissée.. gare …
- Mis entre parenthèses (Désir d’Histoires no 61) : Suite à son rêve teinté de réalité, le héros revient à lui, toujours « coincé » sur son île. Inquiet, il décide d’explorer les environs et fait une troublante découverte.
- Brûler les traces (Désir d’Histoires no 62) : Retour vers le passé pour partager le début de ce qui s’annonce être une traversée d’est en ouest de la France. Mais avant tout, il s’agit de faire un peu le ménage
- Prisonnier des eaux (Désir d’Histoires no 63) : Enquête sur l’origine des empreintes découvertes sur l’île dans un décor qui tourne au cauchemar climatique, Nathan obtient la confirmation de cette présence et recouvre peu à peu la mémoire
- Courte transition (Désir d’Histoires no 64) : Halte dans un bistrot en « banlieue nancéenne », le temps de se préparer pour la suite de la virée qui doit mener l’équipée au port de Biarritz.
- Double dose (Désir d’Histoires no 65 & 66) : Dur réveil au présent en fond de cale et en dangereuse compagnie pour une réunion de tous les protagonistes…
- Entre deux eaux (Désir d’Histoires no 67) : Le passé revient à Nathan sous l’effet violent d’une torture qui vient de commencer…sans préliminaire !
- Refaire surface (Désir d’Histoires no 68) : Nouvelle respiration pour le héros qui essaie de reprendre en main sa situation plus que délicate
- Nocturne tête à tête (Désir d’Histoires no 69) : Profitant de la nuit et du répit de son prisonnier, la cruelle et torride créature noire, qui séquestre Nathan, lui rend une « petite » visite…
- Sans concession (Désir d’Histoires no 70) : La menace se précise, la captivité prend désormais une teinte de désespoir…
- Faire une croix sur ces projets (Désir d’Histoires no 71) : À la fois malfaisante et séduisante, l’hôtesse diablesse plonge notre héros dans les eaux troubles de la perdition…
- Quitter le navire (Plumes de l’été no 17 : les mots en Q) : À peine réapparu, Wens déclenche une danse à faire valdinguer tout ce qui aura le malheur de s’interposer..
- Dans la balance (Plumes de l’été no 18 : les mots en R) : L’aventure se poursuit. La fuite est la seule alternative acceptable pour nos deux héros… Une nouvelle traque commence alors !
- À sec ! (Plumes de l’été no 19 : les mots en S) : Tel l’arc qui se bande sous la tension de la préparation du jet d’une flèche, la raison de Nathan s’étire dans une torture longue. La rupture est proche.
- Tambour battant (Plumes de l’été no 20 : les mots en T) : Rythme insoutenable, fatigue, délire, abandon, le gouffre est béant. Nathan souhaite la fin…de TOUT. Mais…
- Reprendre l’avantage (Plumes de l’été no 21 : les mots en U) : Une nouvelle et dernière fois (comme semble le croire Nathan), nos héros parviennent à passer entre les mailles du filet ennemi…
- Conclure ? (Plumes de l’été no 22 : les mots en V) : Petite séquence fuite durant laquelle on constate à quel point Wens veut en finir avec son protégé…
- Réveil étrange ? (Plumes de l’été no 23 : les mots en W, X et Y) : Après ce qui semble avoir été un bien mauvais cauchemar tout éveillé, Nathan se réveille dans des draps bien trop propres pour être vrai…
- Laver trop propre … tue ! (Plumes de l’été no 24 : les mots en Z) : Agréablement surpris d’être enfin en sécurité, le voile se lève (un peu) sur le mystère épais qui entoure les commanditaires des bases besognes financières effectuées avec tant de brio par Nathan…
- Un doigt de sincérité (Désir d’Histoire no 72) : À peine remis de la proposition étonnante faite par l’émissaire envoyé par ses « importants » clients, l’action nous emmène aux retrouvailles « forcées » de tous les acteurs de cette histoire…
- Défibrillation (Désir d’histoires no 73) : Sous le choc de la « petite » amputation de son ancienne geôlière, Nathan se reconnecte doucement à la situation…
- Mise au point (Désir d’Histoires no 74) : Se remettre en ordre de marche est devenu la priorité de Nathan… Quelles sont les options qui restent encore possibles ?
- L’improbable union (Désir d’Histoires no 75) : Son propre ciel enfin éclairci, c’est un Nathan qui se laisse guider par ses émotions et son instinct (tourneboulé) que nous retrouvons…
- Double urgence (Désir d’Histoires no 76) : De nouveau auprès de la belle Rocio, dont l’état ne cesse d’empirer, Nathan sollicite la bienveillance de ses « protecteurs »… À quel prix ?
- Le reflet brisé (Désir d’Histoires no 77) : Le brouillard (et la vapeur d’eau de la douche avec) finira t-il par se lever ? Laissons un personnage clé entrer de nouveau dans la danse…
Encore un peu de temps en liberté
« Telles des aiguilles, les rayons du soleil transperçaient mes paupières pourtant lourdement fermées. Instinctivement, je me suis renversé sur le côté. J’avais les jambes mouillées jusqu’aux mollets, léché par les vagues. Le sable que je touchais du bout de mes doigts ne m’a alors laissé aucun doute. Je me réveillais sur une plage. Le son du ressac m’a donné la nausée. Mon estomac s’est contracté violemment, tous mes muscles l’ont suivi, un spasme de douleur m’a secoué le haut du corps. Laissant échapper un filet bileux à l’odeur et à l’acidité caractéristiques, le sable s’est mêlé à mes lèvres puis agrippé à ma langue rêche. Écorché, blessé, coupé, chaud, mon corps entier n’était qu’une plainte sourde. La fièvre s’était emparée de moi anéantissant par la même toute capacité à raisonner, à fonctionner. Je ne parvenais pas à éclaircir mes pensées, seulement capable de ne percevoir que le vide en moi et autour de moi. La luminosité trop forte m’a repoussé vers une première touffe de végétation exotique qui flirtait avec le bord de mer. Je me suis écroulé dans les hautes herbes, laissant la légère brise recouvrir mon corps endolori de son souffle apaisant… C’est à ce moment-là que ma conscience a de nouveau cédé à la volupté du néant… »
Voilà, ces quelques lignes résument les premières choses dont je suis capable de me rappeler de toute mon existence ! Avant ce réveil dans l’inconnu, tout est blanc. Comme si quelque entité supérieure avait fait un reformatage complet de ma personne. Plus aucune information me concernant personnellement ne me revient pour le moment. Où suis-je ? Que s’est-il passé ? M’attend-on quelque part ? Est-on en train de me chercher ? Déroutant, déboussolant. Je ne sais plus qui je suis ni d’où je viens. Je suis là, assis sur un frêle matelas de verdure, comme la grenouille au réveil sur son nénuphar séché cherchant à comprendre où est passée la Mare disparue pendant son sommeil. Cette remise à zéro de mon compte « vie » m’absout de toutes ces choses que j’ai pu faire dans le passé. Intervention divine ou résolution raisonnée, quoiqu’il en soit, toute syndérèse (*) devient aujourd’hui inutile. Sans plus aucun contexte social ou économique, je n’ai plus à me mesurer à des icônes inaccessibles, à respecter un quelconque savoir-vivre ou à être capable d’un savoir-faire. Je me retrouve dans cette bulle paradisiaque ne sachant pas ce que j’ai perdu ou peut-être gagné. Plus de lundi, plus de weekend, plus de gens qui font la gueule, plus de crottes à éviter sur le trottoir, plus de règles ni de contraintes à respecter. Toutes les réticences initiales m’interdisant le lâcher prise qui me taraudait depuis que j’ai émergé dans cette inespérée parenthèse sont devenues désormais silencieuses. Incroyable, il n’aura fallu que quelques jours pour que mon instinct prenne le dessus et se libère de tous mes clivages sociaux et intellectuels.
Comme au lendemain de dantesques saturnales (**), ma gorge, torturée par la soif que les maigres noix de coco n’épanchent guère, semble enchevêtrée dans un fil de fer barbelé. Mais je ne vais pas me plaindre, la mer a été bonne avec moi, elle semble veiller sur ma petite personne. A quelques brassées de là, au pied de la falaise se situant au couchant, elle a retenu dans ces rochers coupants une grande partie de ce qui semblait être un bateau de plaisance. J’ai pu y retrouver une cantine à peine endommagée pleine de victuailles, deux trousses de premier secours, quelques livres à peine abimés, des stylos, plusieurs cahiers vierges, un sac de vêtements qui semblent tous m’aller, une couverture de survie, une petite valise pleine à craquer de billets de banque… Avec un peu d’astuce, je vais pouvoir m’améliorer le quotidien avec tout ça. Je n’ai malheureusement réussi à mettre la main sur aucune indication nominative, ni temporelle. Mon premier sentiment est que j’étais seul sur ce bateau, probablement en quête de solitude et de recueil. Cherchant certainement à amarrer, la barre sous le vent, une étourderie de navigation m’aura amené à m’approcher trop près et à échouer sur ce lit de rochers à fleur d’eau. La corde de sécurité que j’ai retrouvé ne laisse aucun doute sur le fait que n’étant pas attaché, j’ai du voler par dessus bord. L’île paraît peu étendue, je reporte pour le moment toute expédition en son sein, une plaine semble s’ouvrir vers le levant, derrière l’épais mur de végétation dans lequel je me suis pour le moment réfugié.
Parfois, comme un film mal monté, certaines séquences d’une autre vie me reviennent. Explosés, saillants et surgissant de façon impromptue, ces souvenirs en kaléidoscope me déroutent me plongeant dans un état de béatitude profond. Je suis incapable de dire si ces douloureuses poussées proviennent d’un véritable vécu. Ce que je ressens assurément, c’est que tout mon être les repousse désormais. À ma grande surprise, une fois rasséréné, je ne me sens ni seul ni déprimé ni même en manque. Je prends la vie comme je respire, une bouffée d’air après l’autre. Il fait déjà très sombre maintenant, j’ai assez écrit pour cette première fois, mes doigts s’enraidissent encore très vite. Les nuits tombent vite sous cette latitude, je dois être proche de l’équateur. Le voile obscur des ténèbres à peine en place, c’est un nouveau spectacle de lumières qui commence. Là, assis face à la mer, les cheveux au gré du vent marin frais, je me laisse cerner par la myriade d’étoiles. Comme autant de points d’interrogation dans mon esprit, elles font scintiller de leur éclat énigmatique l’infini écrin voûté.
J’aime ma nouvelle existence d’être « réellement » vivant. Je ne scrute déjà plus autant l’horizon, fusée de détresse à la main. Je me surprends même à souhaiter qu’au moins pour un temps on m’oublie, qu’on me laisse encore un peu de temps en liberté.
« Baisse la tête, je vais… »
Presque deux heures que je cavale. Mon premier réflexe a été salutaire. Foncer au vestiaire pour y récupérer mon équipement de course était de loin la meilleure idée de ces vingt-quatre dernières heures. Champion de la procrastination, ne pas ramener chaussures et pantalon de course à la maison pour les décrasser m’a permis de les avoir là, sous la main. J’abandonne fissa l’accoutrement de pingouin (costume et chaussures à semelle glissante), pour mieux fuir la banquise de la finance bancaire devenue instable. Lors de ma sortie par l’arrière du bâtiment, deux gaillards en costard sombre furètent déjà dans le contrebas de la ruelle, l’un, longiligne au regard de fouine et pétillant de vice, l’autre, immense, à la panse débordante et rougeaud à concurrencer les plus belles pivoines. Désolé, pas le temps de faire connaissance. M’éclipsant en petites foulées, j’ai juste le temps de les entendre m’interpeller, vociférant à travers le haut grillage qu’ils ne peuvent pas franchir.
Encore juste un peu avant, au téléphone :
« J’appelle de la part de qui tu sais. Ils t’ont retrouvé. Il faut bouger au plus vite. Ni voiture, ni transport en commun, ni ami, ni proche. Dans deux heures, au pied des antennes RTL à Junglinster, une camionnette jaune au grand carrefour. Je t’y attends pour la suite. Magne, sinon ils vont TE choper » …
La voix était précise, claire. C’était la voix d’un homme s’exprimant sans détour, avec parcimonie, un gars efficace. Bien que je sache pertinemment QUI veille sur moi, je m’affole. J’aurais dû respecter le partage initialement prévu. Je n’ai aucune envie de me faire rattraper par mes poursuivants hostiles. Ma dernière magouille financière est celle de trop pour mes dangereux « associés ». Qu’importe, désormais, avec les deux hommes de main du dernier pigeon à mes trousses, le message est clair, le pardon n’est plus envisageable.
Courir n’a jamais vraiment été une seconde nature, c’est plutôt un besoin, une nécessité pour évacuer le « stress » de la profession. Ces deux dernières années, étonné moi-même par ma persévérance, j’ai régulièrement sillonné les chemins de terre poussiéreux et les sous-bois du pays. Aujourd’hui, il me faut rejoindre mon contact-relai en toute discrétion. Sans hésitation, j’ai confié mon sort à mes jambes et j’ai décidé de filer à travers la campagne. Une bonne douzaine de bornes que je rame, la pluie qui s’abat sur la région depuis plusieurs jours rend impraticable les chemins de traverse. A l’abri des regards, je coupe par de longs champs de maïs ou de sorgho. En dehors d’une carcasse de corbeau en état de putréfaction avancée, je ne croise rien d’inhabituel sur mon parcours, au moins, j’ai la paix. L’eau reflue de toutes parts, la terre se saoule et dégueule son trop plein. Bientôt un pédalo sera nécessaire pour poursuivre. À chaque foulée, mes pieds sont aspirés par la gigantesque mare de boue, un bruit de succion rythme la cadence. C’est lessivé et crotté de merde que je déboule sur une petite route, à quelques dizaines de mètres, en amont du lieu de rendez-vous. Trempé par sueurs et eaux du ciel qui ne cessent de déferler, j’ai les cuisses gelées et rougies par le choc thermique qui tétanisent, mes chaussures ne sont plus que deux gros sabots de boue. Mon calvaire est presque terminé, je suis tout proche. Non loin d’un panneau annonçant une vente de produits régionaux (pollen, miel et pommes de terre), un véhicule utilitaire jaune est là. Je progresse lentement, ruisselant, derrière un rideau de flotte. L’estafette stationne à l’abri du déluge et des indiscrétions sous le porche d’une ancienne friterie abandonnée. La hanche endolorie par un point de côté, jetant des coups d’œil rapides aux alentours, je me traîne jusque-là péniblement.
Premier contact visuel avec mon mystérieux messager. Il se tient appuyé contre la portière côté passager, cigarette allumée, sous un stetson sombre et lacé. Sur la vitre arrière, je lis « CLEAN WENS – dératisation, désinsectisation – 95340 Persan – 24/24 et 7/7 – Tél : 06 00 00 06 66». Les chiffres du diable léchés de rouge me font frissonner, D’un hochement de tête, il m’invite à m’approcher. Je n’arrive pas à distinguer ses yeux. Il s’écarte, main dans la poche de l’imperméable. Transi et anxieux, je m’apprête à m’engouffrer dans le véhicule. Siège et tapis sont recouverts de plastique, prévoyant, mon nouveau compagnon. Ainsi, je ne vais rien dégueulasser… A moins que… Je devine le frottement de l’acier au contact de la doublure de sa poche. Mon sang se glace. Et si ? … Je me fige mais derrière moi, le mouvement, lui, s’accélère. La pensée que mon heure est venue traverse mon esprit. Posant sa main gauche sur le bas de ma tête, il lâche précipitamment : « Baisse la tête, je vais les poudrer » … « Tpfuu ! Tpfuu ! ». Deux détonations anesthésiées par un silencieux murmurent par-dessus mon épaule. Je relève la tête. De l’autre côté du Citroën, j’ai juste le temps de voir la fouine et le colosse s’effondrer, un troisième œil sanguinolent s’ouvrant désormais sur leur front respectif. Du travail de pro, le tonnerre gronde au loin, il nous faut décamper. Déjà, mon protecteur se précipite sur le plus long des deux corps. Quelques instants plus tard, à peine remis de la terrifiante émotion, notre convoi s’engage sur la route prenant la direction du sud. « On se débarrasse des colis puis direction le port de Biarritz. Repose-toi, la route va être un peu longue. Voilà pour toi. ». Je le regarde, incrédule. J’ouvre la serviette qu’il m’a remise. Un passeport et une simple page avec quelques mots surnagent sur des liasses de billets. Je parcours la note : on me préfère en vie, trop d’intérêts sont en jeu, un bateau m’attend au port-vieux. Bien qu’encore très noué, je parviens à sourire, picorant distraitement une barre de céréales. Oui, tout n’est pas perdu. Même si j’ai su rendre ma survie indispensable aux yeux de mes alliés, là, vraiment, il est temps de sortir du pré et de prendre le large !
Mis entre parenthèses
Retour au présent …
« Il est temps de prendre le large … »
Ces derniers mots viennent déchirer le voile de ce rêve à l’accent et au goût prononcés de la réalité. Souffle coupé, recouvert d’une fine pellicule de sueur, me voici de retour dans le monde de la conscience. Le bruit de la mer me ramène définitivement à l’instant présent. J’écarquille les yeux et plonge dans l’obscurité ambiante, les étoiles sont là, elles veillent. Glacé par cette sensation bizarre d’avoir revu mon passé (récent ?) à travers ce nouveau flash. Tout semble si réel et la répétition de ces turbulences nocturnes durant les dernières nuits accentuent cette impression sans que je puisse déterminer le dosage entre fiction et réalité. Je serais donc en cavale. Désorienté, ma mémoire reste un abysse béant dont les bords rejoints me semblent bien tranchants. Je manque cruellement de repères pour réconcilier ces séquences qui m’assaillent. Quel étrange sentiment, celui de ne pas se reconnaître, celui de ne pas réussir à trouver la cachette de son vrai « moi ». Comme si un sens interdit avait été placardé à l’entrée de ma conscience, celle-ci s’est retirée au fond de moi afin d’hiberner. D’un coup d’épaule, il me faudrait faire voler en éclats cette porte qui m’occulte de moi-même.
Les rares émanations qui me reviennent sont à la limite de la caricature du roman policier : un jeune garnement de la finance en fuite, épaulé par un protecteur « dératiseur », énigmatique et terriblement efficace, des partenaires et/ou ennemis puissants lâchant aux basques du fuyard un duo de tueurs malfaisants finalement neutralisés. Un vrai festival spinalien du mauvais polar, de ceux qui polluent les étagères des librairies de gares, banalisant ainsi une littérature « noire » en mal de lettres de noblesse. On devine leurs auteurs coupable de médiocrité, en mal d’inspiration et en besoin urgent de rentrées financières. Et que dire de la suite qui se dérobe encore ? En route vers le sud de la France, je sombre (drogué par la barre de céréale ?) dans un sommeil lourd pour me réveiller à l’abri des étoiles sous une lointaine latitude.
Je reste indécis quant aux actions à mener dorénavant. Ces deux jours déjà passés sur cette île ne m’ont permis de découvrir que peu de choses. Quelques débris du bateau échoué non loin de là commencent à s’échapper des rochers. Certains viennent s’échouer sur le sable, d’autres préfèrent traîner au large. Rien de significatif. Que faire ? Quitter ce lieu aux décors paradisiaques ? Et si je le voulais, comment repartir ? Il me faudrait certainement beaucoup de temps afin de préparer ce voyage. Et, au train où vont les choses, finalement rien ne presse. Je ne me suis pas installé de mon propre gré dans cet « isoloir » de l’autre côté de la planète mais les conditions de subsistance pourraient être plus difficiles. D’ailleurs, ma présence ici n’est-elle vraiment que le fruit du hasard ? Je ne sais pas si c’est le fruit de mon imagination mise à rude épreuve ou cette mise en quarantaine forcée, mais j’ai de drôle de sensations. Me sentant parfois observé, j’ai le sentiment bizarre que quelqu’un ou quelque chose veille sur moi. Ne vaudrait-il pas mieux retourner sur l’épave pour enquêter ?
Le soleil est en train de poindre de l’autre côté, on peut sentir la chaleur naître depuis le cœur de l’île. Le ciel fait son ménage se débarrassant des nuages de la nuit à coups de rayon et se pare graduellement du bleu léger des débuts de journée équatoriale. Spectateur privilégié, j’ai su apprivoiser cet instant au caractère magique riche de douceur et de tendresse. Ce matin, les oiseaux ne chantent pas, la forêt alentour semble retenir son souffle. Je décide de m’éloigner du rivage et d’aller voir de plus près cette plaine qui semble se trouver non loin de mon refuge. Je me dirige désormais vers l’Est, cap vers le soleil naissant. Je progresse lentement à travers une bande épaisse de végétation. Malgré le décor luxuriant et un relief qui s’élève rapidement, je devine à ma droite, le Sud donc, les falaises et rochers qui retiennent le bateau à la coque fracassée. Le paysage s’ouvre lentement en une large clairière. Inexplicablement tendu, j’observe la nature diverse et spectaculaire du lieu. Bien que ces terres sont en apparence totalement vierges, le curieux pressentiment d’une présence me saisit à nouveau. Je scrute avec plus d’attention les environs… sans succès. Je secoue lentement la tête. C’est à cet instant de relâchement que mes yeux rencontrent alors l’improbable. Stupéfait, mon coeur bondit dans la poitrine. Là, à quelques mètres de moi, je la distingue dans la terre meuble et encore humide de fraîcheur… Bien que l’on (ON ?) a tenté négligemment de l’effacer, je distingue une trace dans le sol. Chancelant sous l’émotion, je décide de poursuivre dans la direction qu’elle semble indiquer. Un peu plus loin, je découvre une autre trace… et encore une autre, plus proche. Cette fois-ci, le doute s’envole. Il s’agit bien d’empreintes de pas…
Je ne suis pas SEUL.
Brûler les traces
Retour dans ce passé récent, à nouveau en compagnie du garnement financier et de son sauveur « dératiseur », tous deux toujours en cavale :
Quelque part entre Luxembourg et Biarritz …
Non, je n’ai pas encore chaviré de fatigue dans un sommeil profond. Malgré la dépense d’énergie et le stress de la course poursuite à travers les champs du pays, il m’est impossible de sombrer. L’ étouffante inquiétude intensifie encore plus les battements de mon palpitant qui ne connaît désormais que la cadence infernale d’un trille infini. Mon mystérieux compagnon, silencieux, est concentré sur la route en quête d’éventuels poursuivants. Il semble embrasser du regard tout ce qui nous entoure. Les yeux mi-clos je m’essaie à le détailler un peu plus. L’immédiateté et l’efficacité de ses réactions lorsque ma propre vie a été menacée me donnent à penser que mon « dératiseur » est un professionnel. Il n’a pas décroché une syllabe depuis qu’il a prononcé le « Go » du départ. Visage fermé, empreint peut-être d’une certaine tristesse, la peau à peine égratignée par le temps, il m’apparaît totalement hermétique. Il a juste ôté son chapeau avant de démarrer, ses gestes sont précis et toujours appropriés. Jusque dans son coup de peigne qu’il s’est autorisé avant de mettre le contact, il va à l’essentiel. La rapidité et la discrétion avec lesquelles il a emballé les corps des deux baltringues pour leur dernier voyage tout en veillant à ne laisser aucune trace me le confirment. Il est certainement un de ces hommes de confiance, un intervenant de l’ombre, dont on loue les services pour les tâches ingrates. Trop d’intérêts sont en jeu pour que cela ne soit qu’une simple coïncidence, il n’a certainement pas été choisi par hasard. Ma propre existence ne tient plus qu’à un fil.
Ce fil de ma propre création prévoit une issue de secours, à peine plus large qu’un vide-ordures certes mais après tout, ce qui compte, c’est que la place soit suffisante pour me permettre de disparaître. Il y a huit mois de cela, j’ai été contacté par d’importants commanditaires afin de réaliser pour eux un certain nombre d’opérations de « nettoyage ». Étant données les sommes annoncées, j’ai vraiment mis le paquet sur ce coup-ci. Les financements plus ou moins occultes que j’ai « sollicités » laissent peu de traces et celles qui subsistent vont à terme se fondre aux nombreuses autres générées par des financements réputés sains. Profitant de l’insouciance générale dont font preuve les marchés en manque croissant de capitaux, j’ai pu user facilement de toutes les connexions nécessaires. Tel Dédale oeuvrant pour Minos afin d’enfermer le Minotaure, j’ai savamment constitué mon petit labyrinthe(*) bancaire pour mes précieux « partenaires » préservant ainsi leur pécule de tout adversaire mal intentionné.
« J’espère que tu comprendras qu’avant qu’on ne parvienne à destination, il va falloir à ton tour me donner quelque chose ! ». Ses lèvres avaient à peine bougé et ses yeux, sans cligner, n’ont pas quitté un seul instant la route. Ses mots m’ont tiré de la torpeur dans laquelle mes pensées m’avaient enveloppé. Je n’ai pas réussi à contenir un tressaillement. Ma survie contre mon « fil d’Ariane » (**), voilà donc quel était l’enjeu. Ils savent qu’au passage je me suis laissé tenter par le diable et que je me suis servi plus que de raison. Je devine un léger sourire. Monsieur CLEAN WENS, comme le dénomment les lettres à la couleur rouge sang floquées sur la porte arrière du véhicule, peut donc ressentir quelques émotions. Après avoir contourné les grilles imposantes d’un site industriel, nous voici devant ce qui semble être une entrée secondaire. Un panneau annonce sommairement : « UIOM DE Ludres (Nancy) – Incinération de déchets avec valorisation énergétique ». On ralentit puis on s’immobilise. «Tu vois le petit troquet « Du côté de la Bergamote » derrière nous ? ». J’acquiesce. Il me donne un sac de fringues et un thermos. Puis, il pose la main sur son flingue et poursuit : « Je t’y rejoins dans vingt minutes tout au plus. Profites en pour te changer, fais le plein de café et commande deux assiettes du jour à emporter. Moi, j’ai un peu de ménage à faire puis je serai tout à toi. Si l’idée saugrenue de te carapater te venait, rappelle-toi, M. Nathan Ribera, que je t’ai déjà trouvé une fois. Et, au-delà de la profonde déception que je pourrais ressentir, je me verrais dans l’obligation de … ». Et de ponctuer sa phrase en tapotant doucement son arme. Sa façon de bien articuler mon identité me fait frissonner. Il ne plaisante pas, je devine même une lueur de plaisir dans son regard. En tout cas, j’ai mon explication quant à notre petit détour en terre nancéenne. Me voilà face à la grande cheminée de l’incinérateur. La fumée opaque qui s’en échappe bave une longue traînée sale sur l’horizon dégagé de cette journée finissante. Le portail s’ouvre doucement et la voiture pénètre lentement dans l’enceinte. Déjà, quelqu’un se précipite et ouvre la portière commençant à dégager le premier « paquet ». Je trésaillis, incapable de contenir une glaciale sensation d’effroi. Etrange à quel point la mort d’un autre vous ramène inévitablement à votre propre vie. Tout paraît alors si éphémère.
Prisonnier des eaux
Choqué par la découverte d’empreintes de pas, notre héros, que nous pouvons désormais appeler Nathan se retrouve confronté à ces nouvelles révélations surgies à l’occasion du précédent texte… Réaction(s) ?
Un piaulement pointu et saccadé d’un oiseau à quelques mètres au-dessus de ma tête me sort définitivement de mon curieux songe. Me voilà de retour de mon voyage au-delà de la conscience, extirpé de cet étrange état de demi sommeil durant lequel je revis mon passé récent. Les images de ce nouveau film défilent, impressionnent le négatif de ma conscience qui s’éveille peu à peu. Les picotements, réveil de mon engourdissement cérébral, se font enfin plus intenses. Nathan, je suis donc Nathan Ribera, fugitif. Curieusement, ce nom ne me dit rien. Ce sont plutôt les sensations vécues au pied de cet incinérateur, là-bas en Lorraine, qui me ramènent des bribes de souvenir. Combien de temps s’est-il réellement écoulé depuis ces évènements ? Où est passé celui qui s’est présenté à moi à la fois comme mon protecteur et mon séquestreur ? Comment puis-je avoir tout oublié ? Mon amnésie semble pourtant ne pas être liée à un quelconque coup physique, je n’en porte en tout cas aucun stigmate. Alors quoi ? Mauvais rêve ? Fausse identité ? Affaire de gros sous ? Manipulations ? Refoulement involontaire d’une vérité toxique ?
Je me retrouve à ressasser en long et en large le peu d’éléments que je commence à réunir. Pour le moment, je ne parviens qu’à bégayer une partie de mon passé. Je suis assis derrière un généreux feuillage d’arbustes dont la senteur légère et délicate me rappelle celle du muguet. Je m’y suis réfugié après être resté un long moment interdit devant l’évidence de cette présence humaine. Quelqu’un a marché ici … les marques ne sont pas nombreuses certes mais elles sont sans conteste récentes. On a même essayé de les effacer. Difficile de dire si elles appartiennent à une ou plusieurs personnes. Amies ou ennemies ? Il va me falloir être très prudent. Ces empreintes découvertes prennent la direction du plateau, cela mène vers le relief plus escarpé de la partie sud de l’île… direction … le voilier !! Je dois remettre à plus tard la découverte des lieux et retourner rapidement vers ces falaises. Peut-être pourrais-je en apprendre un peu plus. Je dois risquer une sortie. Prudemment, j’écarte les épais branchages odorants et me mets à l’écoute de ce qui m’entoure.
Le soleil est en train de prendre la tangente et va bientôt se laisser tomber dans l’océan, derrière moi, au pied de mon campement improvisé. La météo si merveilleuse jusqu’alors se fait plus menaçante, imprévisible. Le ciel s’obscurcit prématurément se drapant d’un violet orange sombre. Plein sud, j’aperçois la grande bleue devenue couleur encre noire. Elle fait d’innombrables dos ronds, enroulant des vagues de plus en plus hautes. Très agitée, elle pare son pelage de moustaches blanches d’écume. Le fracas sur le récif un peu plus loin en contrebas s’intensifie. Le vent qui se faufilait jusqu’alors félinement entre les arbres leur hurle désormais de se prosterner sur son passage. L’orage s’annonce violent, inquiétant prélude à ce qui pourrait devenir une tornade. Il commence à bruiner mais peut-être ne sont-ce pour l’instant que des gouttelettes de mer chevauchant les rafales venteuses. Il me faut faire vite désormais. Tout le décor autour de moi s’agite et se prépare à un duel sans merci entre les éléments naturels qui se déchainent, prêts au carnage. Encore étourdi par la soudaineté de la transformation de la scène et à la faveur de l’obscurité partielle, je progresse lentement le long d’une arête à découvert. À mes pieds, se trouvent désormais les falaises. Je cherche un passage et trouve ce qui semble être une petite faille. M’agrippant tant bien que mal à des prises mal assurées, je commence alors ma descente. Ma progression s’avère pénible. Cela me paraît durer une éternité. Dans l’obscurité, enveloppé par des tourbillons d’air et d’eau, mes pieds nus glissent sur les rochers affûtés et sombres, si bien que désormais j’avance complètement à l’aveugle.
À peu près à ce que j’estime être la mi-parcours, j’atteins, exténué, une cavité assez large pour m’accueillir. Me collant à la paroi, je parviens à me glisser à l’intérieur. Le vent meuble les lieux de ses feulements virulents. Je ne peux plus poursuivre. C’est trop dangereux. Personne n’a pu passer par ici. La seule solution raisonnable est de rebrousser chemin et de tenter de passer par le rivage comme je suis parvenu à le faire lors du premier jour. L’épave échouée peut à tout moment m’être reprise par le reflux qui ratisse violemment entre chaque aspérité de la dangereuse dentelle de ces écueils. Je m’aventure à jeter un œil. De là où je me trouve, je ne peux que deviner dans la pénombre sa silhouette, désormais couchée sur le côté, totalement dévêtue de sa voile arrachée, le mât et la coque formant une lettre L à la surface de l’eau bouillonnante. Le tout tangue dangereusement mais est plus que jamais prisonnier des griffes rocailleuses. Je scrute les ténèbres dont les tourments cherchent enfin un second souffle. La lune joue des épaules avec de sévères et impressionnants nuages et pâle clarté se fraie un chemin jusqu’à moi. Là, en bout de falaise, deux petites lumières se balancent au mauvais gré du vent. Surplombant cette baie, et à cheval sur la crête, cet emplacement offre très certainement un excellent point d’observation sur toute la place … mais également sur l’autre côté, celui de la plage où je me suis réfugié … !!! ….
Courte transition
La mémoire du héros se rapproche de plus en plus de son identité et de son parcours . Poursuite de la visite de ce passé…
« Du côté de la Bergamote,
PMU
& TABAC
& PRESSE
& Repas à toute heure »
Agréable surprise, l’endroit se révèle être charmant. La devanture parée de trop nombreuses esperluettes m’a fait craindre dans un premier temps un endroit bondé, bruyant et enfumé. Mais non, la place est presque déserte. Au loin, la cloche de l’église martèle l’heure avancée de cette fin de journée ensoleillée. Une télé bourdonnante diffuse en boucle les résultats des courses hippiques de l’après-midi.
Après avoir passé ma commande et procéder à une petite toilette, je m’installe, propre et rafraîchi, à une table. À quelques pas, un groupe de quatre personnes dissertent autour d’un papier sur lequel ils sont penchés. Celui qui mène la discussion s’interrompt, me dévisage, détaille mes vêtements un peu trop grands. Il semble s’assurer que je ne peux entendre distinctement son propos puis reprend son explication autour d’un croquis qu’il griffonne nerveusement. Leur excitation est palpable, chacun à leur tour, ses compagnons acquiescent. Ils lèvent de temps en temps la tête en direction du téléviseur et réagissent à chaque annonce de résultat. L’un d’entre eux se lève et lance un « youhouuu » tout en exécutant une grotesque danse de la Victoire sous les yeux de ses acolytes empreints de jalousie. C’est à ce moment-là que je prends conscience de la présence d’une femme me dévisageant discrètement depuis le fond de la salle. Élégamment vêtue d’un tailleur chic et de fins escarpins noir nacré, son visage n’exprime que la solitude de l’instant. Elle remet ses lunettes noires et détourne son visage. Sa silhouette très inspirante et l’ambiance feutrée du lieu gomment un peu mon inquiétude… et pourtant…
La porte d’entrée s’ouvre. Mon assassin protecteur me localise et se dirige sans la moindre attention pour le reste de la pièce. Sans aucune forme de diplomatie et sans prendre la peine de s’asseoir, il balaye du revers de sa main gantée la petite pyramide de morceaux de sucre que je venais de former. Il jette alors sur la table une montre au cadran brisé marqué du label SportGPS et dit dans un murmure menaçant :
« Les vacances sont terminées. Un des deux zigues que j’ai mis au four avait ce truc activé au poignet. Ils sont sur nos traces. On y va, il te faut arriver à destination avant demain matin !». Il s’exprime avec parcimonie et froideur. Je sens bien que ce n’est pas sa vocation que de faire la nounou. Mal à l’aise en pleine lumière, il ne me présente que son profil, col de l’imper remonté de l’imper sur son cou. Jusqu’à maintenant, sans réelle identité, il n’est pour moi que le spectre lugubre de la Mort, armée de sa faux à poudre et à balles. Haussement d’épaules de résignation, il m’indique l’extérieur tout en se dirigeant vers la tenancière. Il se saisit du petit carton déposé à notre attention et laisse glisser un billet sur le comptoir. J’emboîte le pas et ne peut m’empêcher de jeter un regard vers la mystérieuse femme. Incroyable, sans que je m’en sois rendu compte, elle a disparu… !
Installés dans une nouvelle voiture plus discrète et plus confortable, il a opté pour la direction des Vosges, improbable nouveau tracé de notre parcours. Dans la soirée naissante parée d’un ciel désormais lavé de toutes impuretés, cette prise d’altitude devrait nous permettre de brouiller notre piste. Imperturbable, depuis notre départ précipité, mon compagnon ne cesse de scruter le rétroviseur. Doucement, je me tourne… Nouvelle montée d’adrénaline : dans le véhicule qui nous succède, il me semble reconnaître une silhouette féminine devenue familière…
Double dose
Retour sur l’île. Les éléments se sont déchaînés… et notre héros lui va connaître d’autres chaines…
Quelle étrange sensation que celle d’émerger de l’insondable profondeur des limbes de l’inconscience, de revenir au présent en faisant face au même regard que celui que vous veniez de croiser juste avant de refermer à nouveau ce classeur si mal rangé qu’est devenue votre propre mémoire. Ce regard est profond, presque candide. Elle mordille doucement sa langue, choisissant certainement déjà les mots qu’elle va m’adresser. Ses yeux sont d’un marron presque transparent, troublant et irréel. Elle se tient face à moi, elle a encore la main levée de l’ordre qu’elle vient de donner. Un homme à la chevelure albinos et à la carrure impressionnante laisse rouler le seau vidé sur ma tête. Il s’écarte, décryptant mes réactions. Je prends conscience peu à peu de la scène. Ficelé du cou aux chevilles, sur une chaise défoncée et rouillée, mes hôtes me tiennent en respect, calmes, unis dans une malfaisante communion. Un deuxième homme, plus jeune, aux traits anodins et à la calvitie précoce, se tient en retrait. Il porte un uniforme marin aux coutures élimées par le sel et au bas de froc déchiré. Nerveusement, il tripote une arme de gros calibre. Les cris des mouettes à l’extérieur et la lumière du soleil peinent à franchir les hublots de ce qui semble être la cale d’un gros bateau. La nuit dernière, dans ma petite cachette, je me souviens avoir patienté longtemps que le déluge du foudroyant orage se calme enfin. Les nuages monstrueux ont uriné en de longs flots sur le bas-relief de la ténébreuse baie du naufrage. Quand le vent n’est devenu alors qu’une simple caresse d’embruns, j’eus enfin le courage de rebrousser chemin, chassé par les moustiques qui avaient envahi les lieux pourris par la mousse et le lichen humides. À peine avais-je rejoint le petit chemin, épuisé et piqués de toutes parts, que le plat d’une main énorme, large et dure comme un manche à balai, s’abattit lourdement à la naissance de mon cou. Je perdis presque instantanément connaissance…pour me retrouver quelques heures plus tard, ici, en cale sèche et en bien dangereuse compagnie.
« Cela doit être TRÈS douloureux… »
me glissa t-elle au creux de l’oreille, joignant le geste à la parole en m’enfonçant son index à l’ongle saillant et pointu au point de l’impact. La grosse brute aux cheveux oxygénés laisse échapper un petit cri inquiétant de plaisir, ne pouvant s’empêcher de mimer plusieurs fois le geste coupable s’abattant sur mon encolure. Je proteste, râle en tentant de me dégager. Elle insiste encore un peu, frottant légèrement le souple velours parfumé de son élégant tailleur contre ma barbe hirsute et mon genou. Elle retourne lentement à sa place, me laissant au passage admirer sa silhouette de mulata cubaine aux fesses généreusement rebondies. Elle se retourne. Son visage aux teintes profondes de chocolat noir pourrait être celui d’un ange vantant sur une affiche les saveurs hallucinantes du Paradis. Elle se sait troublante, attirante, menaçante…craquante. Je la foudroie du regard. Je ne parviens plus à canaliser la sourde colère qui gronde en moi, enflammée par cet excès de coquinerie, attisée par la fatigue de cette course sans fin et par ce danger inconnu qui me cerne, aveuglée par la terreur qui désormais me tenaille. Je me savais capable de ressentir les plus belles émotions de l’amour, mais je ne me connaissais pas ce costume de haine que je viens de revêtir. Étranglé par la rage, je tire exagérément sur mes liens qui immédiatement entaillent ma chair. Je grimace, victime d’explosions de larmes dans les yeux et de douleur tout au long de mon corps impitoyablement meurtri, l’étau se resserre. Elle secoue légèrement la tête, simulant la déception tout en me laissant percevoir qu’elle savoure cette souffrance instantanée qu’elle engendre.
« Il n’y pas d’autre issue que celle de la vérité mon cher Nathan. Te taire ne te rapportera pas un Real(*)… L’antidote à cette situation empoisonnante, toi seul est capable de le délivrer et crois-moi…de gré ou de force, nous parviendrons à nos fins. Je t’en fais la promesse.».
Et comme pour illustrer ces piètres métaphores burlesques, elle invite son acolyte peroxydé à entrer en action. Il s’absente quelques instants, je l’entends déverrouiller un mécanisme à la sonorité métallique rouillée. Un grincement déchire le silence oppressant, une lourde porte vient de s’ouvrir. Précédant le géant à la démarche de mammouth, un visage familier très présent dans mes rêves récents apparaît. Malgré un changement profond d’attitude, les pieds traînants et les épaules voûtées, le visage tuméfié, je reconnais mon garde du corps – dératiseur. Vigoureusement empoigné à l’épaule, pincée par l’énorme main, Wens se déplace tel un automate, les yeux vitreux, comme ceux d’un animal hypnotisé par les phares du véhicule qui fond sur lui. Il est là mais semble ignorer totalement ce qui se déroule autour de lui.
« Tu vois ? » reprit-elle « Tu peux dire au revoir à tes espoirs de sauvetage, tu es vraiment seul maintenant. Je tiens à ce que le dernier quatrain de cette cavale qui n’a déjà que trop duré soit le moins douloureux possible. Mon calendrier devient plus que serré, on attend de moi des résultats et nous n’avons plus le temps de jouer au ballon… ».
Elle fait tourner sur la table une flasque argentée marquée à la main « Amadou (**)» puis imbibe un vieux chiffon du liquide noirâtre qu’elle extrait méticuleusement de la petite bouteille. Ne dissimulant plus sa jouissance, un sourire carnassier défigure ses lèvres charnues, elle approche de mon nez le tissu au relent lointain d’encens et de pins. Dans son autre main, elle fait naître une flamme hésitante de son petit briquet doré…
« Tu ne le sais sûrement pas encore, mais je suis délicieusement persuadée que tu vas vite BRÛLER d’impatience de te confier à moi !!!».
Entre deux eaux
La tension monte et la menace se précise. Entre interrogatoire-torture en fond de cale au présent et plongée étourdissante dans sa réalité oubliée, Nathan s’engage dans une nouvelle course : jusqu’au bout de lui-même ?
« Tu ne le sais sûrement pas encore, mais je suis délicieusement persuadée que tu vas vite BRÛLER d’impatience de te confier à moi !!!».
Susurrés à mon oreille… ces mots vrillent et tourbillonnent … comme du venin craché entre deux crochets acérés que je ne peux m’empêcher d’associer à ces deux sbires musclés qui m’encadrent ici. Impatient et inquiet, baveux de rage, je me tends de nouveau désespérément, animé par la vaine illusion de distendre les liens qui me retiennent. Cette nouvelle tentative inutile ne déclenche que petits sourires et ricanements étouffés. Goguenards et hilares, ils m’observent. Pour commencer, ils ne me poseront certainement aucune question. Je le sais, je le sens. Leur style, c’est de d’abord rendre tangible la menace puis les questions viendront. Et c’est sur cette pensée que la démonstration commence. Elle, elle me rappelle Phryné(*), la célèbre hétaïre grecque, dont le surnom signifie littéralement « crapaud » qu’elle devait à son teint jaunissant, ma maléfique hôtesse a donc vendu ses précieux et redoutables services. De son regard glacée, elle désigne Wens puis d’un geste rapide indique sans équivoque ce qu’elle souhaite. Le colosse blond pousse mon complice contre la paroi et le force à se mettre à genoux. À peine grimaçant, celui-ci défie de son regard perçant l’infranchissable montagne de muscles qui se tient devant lui, tout proche, tel un confident, prêt à recevoir la confession. Dans un souffle imperceptible, quelques mots, certainement pas démagogues, s’échappent des lèvres serrées de l’agenouillé. La réaction ne se fait pas attendre. Malgré le très court élan pris avec son bras droit, l’homme de main ne retient pas son coup et délivre là une manchette digne des grandes heures du catch. La violence de l’impact est telle que mon pauvre garde du corps en est soulevé puis projeté en arrière pulvérisant une tablette en bois mité appuyée contre le mur. Enfin, un cri incroyable, comme contenu jusque là, déchire la tension palpable.
À la surprise générale, c’est la grosse brute, la forteresse bodybuildée, qui vient de s’effondrer, dans une longue et grave plainte, tout le haut du corps débraillé, se cramponnant à son avant-bras. Son acolyte « petit format » se précipite sur la victime, la redresse et se tourne vers sa maîtresse, incrédule. Bien que balancé par cette force inouïe, comme une vulgaire chaussette sale, Wens semble indemne.. Néanmoins, la blessure de son agresseur semble sérieuse et bien réelle. Le sang qui tâche inexorablement la chemise ne laisse aucun doute : plaie profonde ouverte ou pire encore, fracture ouverte. Effarant ! Face à la tournure inattendue des évènements, comme grisé par cette véritable manne d’espoir, je laisse échapper un petit rire hystérique. Décontenancée et vexée, et profitant de ma tête basculée en arrière, la « Phryné » au teint d’ébène me saisit à la gorge et me renverse brutalement. Elle attrape son vieux chiffon imbibé de cette matière hautement inflammable avec laquelle elle me menaçait (voir épisode précédent no 7) et me colle ce vieux reste d’uniforme sur le visage. L’effroi m’envahit, je m’étouffe. J’essaie de déglutir, puis recrache vainement le liquide immonde qui me coule dans la bouche. Je m’imagine en train de me débattre mais mes membres attachés restent immobiles. À travers ce masque puant, je la perçois, elle se fige. Elle se ravise et finalement place son bout de tissu sur le dessus de mon tibia droit, à même la vieille toile qui me sert de pantalon. Mes yeux noircis me cuisent, retournés à vif et à sang dans leur orbite par l’irritante mixture. Je n’ai pas le temps de réaliser le danger que je perçois le bruit caractéristique de la roulette du briquet. L’inflammation instantanée mêlant le vêtement carbonisé à la fine pellicule de peau provoque en moi une atroce et aveuglante douleur. Je perds pied, repoussant l’ignoble réalité … sous son regard vainqueur, noir de rapace infatigable et impitoyable. Je revois ce regard dans le rétroviseur, l’image renaît en moi (voir épisode 6). Notre véhicule accélère, tentant d’échapper à sa poursuivante. Le moteur vrombit, dévore l’asphalte qui (se) défile. Mon chauffeur au stetson sombre vissé sur le crâne passe les vitesses et enchaîne les virages à une cadence infernale. Le vertige me cloue dans le siège, les souvenirs reviennent, affluent, là maintenant, à la limite de la défaillance, comme alimentés par un besoin de garder le contact. Et là, maintenant que l’occupation totale de mes pensées semble enfin pouvoir se dédier à tout ce qui s’est passé, un élancement infernal dans la jambe me secoue à nouveau. Comme on se jette sur la main d’une personne qui se noie, elle empoigne violemment mon membre calciné sur lequel les cloques commencent à poindre, et elle me ressuscite dans l’instant présent que je voudrais désormais fuir.
Ma raison me la joue versatile…à l’orée de la folie pure, entre l’insoutenable douleur du présent et le vertige abyssal du passé qui maintenant s’abat sur moi à grande vitesse. Cette partie de cache-cache avec moi-même me tient entre deux eaux. Remonté à la surface, réanimé par cette odeur nauséabonde de chair brûlée, la mienne, c’est cette sonnette malodorante qui me réveille, me ramène… Cette torture mal orchestrée est le traitement de choc me plongeant malgré moi dans les gouffres de ma mémoire pour la ranimer. Mais à quoi bon maintenant ? Pour l’offrir toute entière dans un magnifique paquet cadeau au lacet doré à mes ennemis abrutis par le désir de vengeance ? … Je ne peux m’y résoudre.
Refaire surface
Salement brûlé sur le dessus du tibia par ses kidnappeurs, Nathan flotte désormais « entre deux eaux »…Il lui faut remonter à la surface de la réalité
Malheureusement, la mort ne semble pas vouloir de moi pour le moment. Cela doit être trop tôt. Si une quelconque entité supérieure orchestre notre devenir sur cette planète, celle-ci semble vouloir jouer encore un peu avec moi et m’impose un petit brin de route supplémentaire avec mon frère d’infortune. Je ne sais pas combien de temps je suis resté à vagabonder entre les limbes de mes délires et les comebacks à la douloureuse réalité. La diablesse noire s’est encore essayée quelques temps à me tirer les vers du nez. Mais la confusion qui régnait tout autant dans la cale que dans ma tête l’a contrainte à nous isoler mon garde du corps et moi-même en deux endroits distincts bien que proches l’un de l’autre. En experte, cette dernière s’est rendue compte que le stress et les souffrances avaient été suffisamment conséquents pour que le message passe. Pour le moment, je n’ai pas cédé. Du moins, je le crois. C’est la seule raison plausible qui puisse expliquer que je sois toujours en vie, dans cet univers inconnu qui pourrait bien être l’antre de l’enfer.
Je pense que la pièce dans laquelle je me trouve servait autrefois de cabine. Aujourd’hui, son ameublement se résume à une vieille planche verte de moisissure censée servir de couchage. Bien que mes liens ont été en partie relâchés, je ne peux rester allongé qu’à peine quelques instants tant le tiraillement de mes plaies est encore virulent. L’incrustation des fibres du tissu consumé est telle que je ne dissocie plus ma propre chair du reste. Tout le bas de ma jambe n’est plus qu’un cri d’élancement effroyable. Au toucher, je ne ressens qu’une lisse et désagréable texture cartonnée. J’ai besoin de soins rapidement sinon…
Les parois en acier dévorées par la rouille et l’humidité n’occultent en rien les bruits et les cris inquiétants qui m’encerclent. Pendant de longues minutes, des gémissements que j’attribue à la brute au bras fracassé ont hanté les lieux. J’espère que cela le tiendra désormais éloigné de nous. Depuis, un déménagement semble avoir débuté et les personnes ne ménagent pas leur peine à l’ouvrage. J’en décompte au moins quatre peut-être cinq. Il y a eu d’abord quelques acclamations comme celles que l’on peut entendre à l’annonce d’une bonne nouvelle. Désormais, difficilement, je ne perçois autour de moi plus que des mouvements d’allers et de retours, des frottements rapides et discrets dans un silence presque feutré. Tout comme on peut les percevoir dans un hôpital, la nuit, durant laquelle la maladie et la mort font leurs rondes, maintenant les patients à leurs mercis.
Ce retour tout relatif à la normale me permet de reprendre un peu mes esprits après ces moments de pur cauchemar. La plupart de mes souvenirs sont maintenant revenus, d’abord par vagues délirantes et effrayantes puis cela a été un déferlement abrutissant. Dans ce capharnaüm émotionnel, prisonnier par la douleur et la terreur, la raison semblait vouloir s’échapper de mon être définitivement. Extraite jusqu’à ne devenir plus qu’une presqu’île, prête à se détacher de moi-même, elle était prête à m’abandonner entre les mains de la folie. J’ai eu du mal à remettre de l’ordre, à me réintégrer, à me structurer à nouveau autour d’un sentiment cohérent et clair. Je vais devoir faire face très bientôt à ma tortionnaire mélanique, je dois faire progresser mon espérance de vie dans le bon sens désormais. La médiation doit tourner à mon avantage. D’ici, cet endroit que j’estime être à l’autre bout du monde, je ne pourrai pas faire grand-chose pour eux, il va falloir bouger, se rapprocher de la civilisation et utiliser des systèmes informatiques pour le moment hors de portée. On va pouvoir temporiser.
Si je parviens à contenir l’appétit vorace de mes geôliers et à les convaincre de me soigner, de me maintenir en vie, alors… j’aurais peut-être … l’opportunité de reprendre l’avantage.
Coincoins sur l’eau !
Nocturne tête à tête
69ème édition et climat tropical obligent, Nathan va vivre à sa grande surprise une expérience autant enivrante qu’étonnante…
« Je t’en prie… Laisse-moi faire… Tu en as vraiment besoin, je veux te soulager… ».
Je discerne à mes pieds une forme familière dans la pénombre. Je pensais que l’on avait fini par m’oublier. La sortie hors de mon corps, provoqué par les extrêmes douleurs imposées a permis l’éveil de ma conscience. L’adrénaline pure du stress, de la douleur, du choc, de la peur et de l’incertitude suscités alors m’a tenu longtemps éveillé. Abruti par la fatigue, j’avais fini par m’assoupir ne parvenant pas à terminer la liste de mes revendications. Il fait maintenant très sombre, une lugubre pâleur que je devine peinte par la lune depuis l’extérieur a envahi les lieux. Il n’y a plus aucun bruit. Pourtant, il me semble que le bateau bouge. Ce bâtiment doit être énorme, et même s’il paraît largement suranné, aucun bruit de la salle des machines ne parvient à mes oreilles.
J’ai été la tête de turc de ces brutes sans pitié ni remords, et voilà, que la pire d’entre elles se trouve là, dans le secret de cette cabine désaffectée. Une minute vient à peine de s’écouler. La forme bouge. Lentement, elle s’approche. Elle scrute du bout de ses longs doigts les contours de ma jambe blessée. Instinctivement, j’ai un mouvement de recul craignant que la main aux ongles acérés de mon ennemie ne m’enserre au niveau du tibia. Elle reste imperturbable, étonnamment douce. Les mots qu’elle m’a chuchoté m’ont laissé une agréable sensation suave et sensuelle. Dans d’autres circonstances, je l’aurais apprécié beaucoup plus. Je la devine très attentive à mes réactions, la tête légèrement penchée telle une apache l’oreille guettant un train sur des rails. Elle ne semble redouter aucun danger, ni baïonnette du soldat, ni serpent du désert. Elle s’avance ainsi féline, câline, atrocement divine. Certains de ses longs cheveux, dans leur lent envol, frôlent négligemment ma cuisse désormais. J’essaie de déglutir, et bien malgré moi j’émets un petit grognement ne parvenant pas à masquer le trouble qu’elle vient d’initier.
« Essaie de te détendre un peu. Bien qu’il soit un peu tard pour le faire, je vais te laver cette vilaine plaie avec de l’eau propre et froide. Puis je pourrais peut-être la soigner. De là où je viens, on utilise le jus de l’Aloe Vera. C’est très efficace et cela soulage presque instantanément. Si tu es sage.. ».
Elle se tait et cesse de progresser. Captivé par ses lèvres qui forment et libèrent ces mots à peine susurrés, j’ai à peine remarqué cette main qui a suivi son déplacement. Presque tendrement, celle-ci effleure mon sexe, déjà à l’étroit dans ce misérable chiffon qui me sert de pantalon. Ma respiration se fait plus saccadée au fur et à mesure que la pression de sa main se précise. Ses lèvres me renvoient un imperceptible reflet lunaire. Par un geste discret de va-et-vient, elle flatte l’importance et la spontanéité de mon membre excité. Dans la moiteur de la nuit tropicale qui s’installe, les poings liés, je me sens plus que jamais piégé, honteux… Oui, honteux d’être animé par le plus basique et le plus instinctif des réflexes primaires, je me sens comme le cancre de l’amour. Habilement, elle ne laisse pas en moi le doute s’installer, elle me saisit et entame une étourdissante manœuvre. Malgré les liens qui me gênent, elle m’invite à participer, j’embrasse cette poitrine que je devinais généreuse et que je découvre magnifiquement rebondie. Elle-même excitée, elle se cambre, elle laisse échapper un râle qui ne laisse aucun doute sur la suite de ses intentions. Je la goûte, savoureuse et parfumée, je me saoule de son sel. Dans cette chaleur torride, nos corps et nos sueurs qui commencent à ruisseler finissent par s’unir….
Très surpris par son changement radical de stratégie, en ces instants de fièvre corporelle intense, je mesure combien je suis en danger. Elle est vraiment prête à tout pour parvenir à ses fins, et me voilà, presque malgré moi, déjà bien mieux disposé pour la satisfaire !
Coincoins dressés
Sans concession
La chaleur est montée subitement dans la cabine-prison… Une issue se dessine t-elle ?
Décompter les jours écoulés m’est devenu impossible. Le temps s’est arrêté depuis le jour où cette course infernale a débuté. La violence et la férocité de mes chasseurs me laissent le goût amer d’une nuit de cauchemars dont l’issue semble se refermer et devenir fatale. Telle la sitelle, qui une fois à l’abri du trou qu’elle a choisi, enduit de résine l’entrée de son nid pour éloigner les prédateurs, je voulais réduire au maximum les risques énormes encourus à m’installer dans de telles activités. Il n’existe pas de brevet certifiant que vous êtes un expert en la matière, mais mes coups d’éclats passés avaient été suffisamment brillants pour confirmer mes compétences. Ne résistant pas longtemps aux perspectives alléchantes, j’avais alors tenté de diversifier les investissements de mes fortunés clients, dans le domaine alimentaire, en plein boum ces dernières années. Cela était censé constituer un écran de fumée suffisant pour ne pas éveiller les soupçons et me permettre de blanchir de grandes quantités d’argent sale. Malheureusement, les quelques miettes placées auprès des moutardes Amoro, des producteurs de bières anciennes telles que le Zythum ou la Cervoise (*), ou encore des coopératives lorraines des amis de la mirabelle ont fini par attirer l’attention puis les convoitises. L’empressement de mes commanditaires, et donc, le manque de temps m’ont contraint à démultiplier de façon aberrante les rendements qu’elles généraient. Les espions infiltrés m’ont alors rapidement retrouvés et se sont intéressés à mon évolution de carrière fulgurante et peu discrète. Encerclés par les malfrats et leur cheftaine cubaine aux chaussures vermillons, je suis passé bien malgré moi et très rapidement du statut de gestionnaire de fortune quelconque à celui de « consultant-expert » très courtisé et désiré comme me l’a bien fait ressentir Rocio ma geôlière cubaine. Elle m’a murmuré presque tendrement à l’oreille, qu’elle était en train de me sucer, que cela signifiait « rosée du matin »…rosée que je pourrais peut-être bientôt ne plus connaître si je m’obstinais à me taire.
Je sens encore sa présence invisible entre ces quatre murs. Malgré l’incandescence de nos ébats à la sexualité débridée, elle avait réussi subitement à me glacer les sangs. À peine avait-on recouvré nos esprits qu’elle avait endossé à nouveau son rôle de tortionnaire. Captivant toute mon attention, et avec une élégance qui me sembla minutieuse et calculée, elle se recula lentement. Je sentais ses yeux encore embrasés me détaillaient. Son propos fût clair et concis. Elle ne comprenait pas comment je pouvais « tenir » ses patrons et voulait encore moins savoir pourquoi d’autres acteurs tentaient de me protéger. Il lui importa juste de bien préciser quel serait le programme des réjouissances pour les heures à venir. Elle ne me laissa aucune perspective d’espoir ou d’arrangement tant que je ne ferais pas preuve d’un peu plus de « bonne volonté ». Elle me parla du tourment terrible que j’allais vivre si je la contraignais, elle, de torturer et abattre les gens qui m’étaient chers. Lascivement, elle s’empara d’un petit coffret qui l’avait accompagné dans sa virée nocturne et en extirpa quelques papiers qu’elle déplia sous mes yeux. Elle m’énonça une liste impressionnante de personnes proches, tant par la quantité de noms que par la précision des informations qu’elle détenait. Elle évoqua plus particulièrement ma pauvre mère, recluse dans son petit village de la Drôme, prisonnière de son veuvage depuis de si nombreuses années. Puis, elle s’attarda sur une partie de ma famille avec moult détails. Enfin, elle devint plus évasive sur le reste de son décompte. Il me sembla qu’elle lisait tant sa diction était précise et claire, pourtant la luminosité faiblarde rendait toute lecture impossible. Elle connaissait par coeur le contenu de son document. Puis, comme on écrase une simple punaise, elle ponctua son propos en écrasant son poing sur la vieille planche pourrie qui nous servait de couche. Le bois gémit alors sous le poids de l’impact. Immédiatement, elle détendit sa musculature à peine sollicitée et se fît anormalement douce, parcourant de nouveau doucement mon torse velu de sa main douce et experte. Elle me tenait entre feu et glace, entre douceur et douleur, entre passion et raison, entre espoir et renoncement, entre homme extrêmement convoité et simple va-nu-pieds…tout proche du point de rupture, encore et toujours.
Elle resserra mes liens, s’assura de leur solidité puis m’annonça que nous étions en train de nous rapprocher de notre destination finale. Elle s’attarda étrangement sur ce dernier mot, accentuant, si cela était nécessaire, encore un peu plus la menace qui pesait sur moi. Un certain nombre de moyens techniques seraient dès lors accessibles et devraient me permettre de démontrer toute ma motivation sincère et sans réserve pour mes « nouveaux » alliés. Silencieuse, elle a rejoint la pénombre toujours présente en bout de la pièce et s’est volatilisée sans un autre bruit…m’abandonnant ainsi, piégé par l’indécision et l’affolement.
Coincoins contraints
(*) Zythum : bière que les anciens égyptiens faisaient avec de l’orge fermentée
Cervoise : bière consommée dans l’Antiquité et le Moyen-Âge faite avec de l’orge ou d’autres céréales
Faire une croix sur ces projets
Séquestré contre son gré, la nuit se déroule comme un rêve éveillé aux teintes cauchemardesques … ou peut-être l’inverse… Nathan perd le peu de repères qui lui restaient et se trouve confronté à une menace qui va le contraindre à livrer ses secrets si convoités … à moins que ….
Entre la visite surprise de ma persévérante hôtesse et l’incroyable tintamarre des grivoiseries de quelques marins musiciens éméchés, la nuit a été longue, éreintante même. Ma dernière nuit de sommeil me semble si loin que je doute qu’elle ait existé, peut-être, était-ce l’hiver précédent…ou peut-être même celui d’avant. Je me perds. Un mugissement de tôles de zinc griffées a déchiré le silence. Nous venons de frotter notre embarcation contre, ce qui semble être, un rocher ou plus certainement un quai. Immédiatement, le son éloigné et persévérant d’une clochette me parvient annonçant l’heure du petit-déjeuner. L’obscurité torride de la nuit a été rincée recoin après recoin de la pièce par la clarté naissante de ce nouveau jour de captivité. Ma cabine-cellule reprend ses dimensions réelles, plus rien n’échappe à la lumière. Je retrouve un brin de sérénité avec soulagement. À l’extérieur, la température semble déjà atteindre de vertigineux sommets, la canicule reprend ses droits. Entre mes doigts recroquevillés, la liste de mes proches menacés n’est plus qu’une boule de papier froissée, quelques enluminures qui ornent le document sont encore lisibles. L’une d’entre elles revêt les contours d’une probable abeille, une autre, un L, s’étire de tout son long en un palmier, les traits sont noirs, mal assurés, confus, conférant à l’ensemble un rendu malsain. Quelle étrange attention que de maquiller ainsi l’intitulé de cet avis de morts.
Jour après jour, mon rêve d’absolu et de firmament s’escampe, me voilà bien ennuyé. Je m’étais imaginé profitant de la vie, l’habillant de ces nombreux atours que seul l’argent permet de lui octroyer. Fuyant la cohue et la folie humaine, je me voyais déjà, propriétaire terrien, jouissant de quelques champs, et même d’un étang, un loch comme on les appelle en Écosse, vivant dans un manoir, idéale et discrète gentilhommière pour un homme souhaitant s’effacer, pour un temps du moins, de la réalité. Mais, derrière la glace du miroir de mon imagination, la menace fendille inexorablement toute aspiration à un meilleur dessein. Ma quête s’est transformée en un pugilat impitoyable dans lequel je laisse peu à peu toutes mes forces et toutes résistances. Ils sont en train de me briser à la guise du souffle tantôt brûlant tantôt glacé de cette détention qui affole la girouette de ma vie. D’abord essoufflé, je me sens aujourd’hui dévitalisé, déraciné, esseulé. Je suis littéralement devenu un mort vivant, à bout de forces.
Derrière la porte, un craquement. On joue avec la poignée. Elle résiste. Pression sur la porte qui semble ployer… Elle résiste encore. Un visage apparaît entre les barreaux. Je le distingue à peine mais le regard perçant reconnaissable entre mille ne me laisse aucun doute quant à l’identité de ce nouveau visiteur et semble m’annoncer :
« Wens est de retour dans la danse… et crois-moi fiston, ça va rock’n’roller ! ».
Petits pas de coincoins
Quitter le navire
Lui-même à la dérive, Nathan était à deux doigts de sombrer dans le désespoir. À la porte de sa cellule, ce n’est pas encore le bonheur mais bien Wens qui vient « frapper »… Les motivations de ce dernier ne laissent alors aucun doute : s’échapper à tout prix…
« Wens est de retour dans la danse… et crois-moi fiston, ça va rock’n’roller ! »
Aucun quiproquo possible : le regard aiguisé et revanchard de Wens perçu dès son retour en scène ne m’avait pas trompé. Les instants qui suivirent son apparition brisèrent la lugubre quiétude du petit matin. Après avoir proféré deux ou trois quolibets qui ont semblé de trop, son garde rapproché piqué au vif, avait fondu sur son détenu pour le réduire au silence. Cela avait suffi à Wens pour retourner et la situation et le pauvre bougre. Ce dernier, désarmé, la face en marmelade, la bouche désertée par toutes ses « quenottes » et le nez en miettes, pendant entre ses deux yeux comme une quelconque quenelle, n’avait été que trop soulagé d’être assommé après avoir ouvert ma porte. Depuis la neutralisation de ce garde, cela ne fut qu’un sordide enchainement de morts quasi-ininterrompu. Je n’avais jamais assisté à autant de violence en si peu de temps, dépassant largement le quota de brutalité et de sauvagerie que je me croyais alors capable de supporter. Il ne provoqua point de querelles ou d’hésitations chez l’adversaire, il ne lui en a tout simplement jamais laissé l’occasion. Une à une, le long des couloirs interminables, mal éclairés par des quinquets nus, les frêles quilles de ce jeu de bowling humain se sont abattues, ne laissant aucun doute quant au « strike » final.
J’ai ralenti conséquemment notre progression, la jambe calcinée bien tendue, évitant tout contact et m’appuyant dès que possible pour me soulager. Attentif mais loin d’être maternel, mon protecteur a maintenu la cadence, prenant tout de même le temps de souffler, profitant des différents repérages qu’il se devait d’effectuer avant de passer à l’action. L’image de l’anonyme sniper, impitoyable, distribuant la mort par balle interposée m’était alors omniprésente. Mais, pour Wens, nul besoin de quérir une arme si sophistiquée, seule la démarche fut similaire. Un pied rouillé de table, un reste de lien, la lame brisée d’un couteau, tout était à même de porter le coup de grâce souhaité. Il n’utilisa aucune balle de l’arme qu’il avait dérobée. Létal et froid, mêlant discrétion et efficacité, il a, au final, neutralisé pas moins de cinq gardes avant que nous ne prenions place dans ce petit bateau amarré à quelques mètres du gros cargo de marchandises que nous venions de quitter. Nous aurions sans doute rencontré plus de résistance que ce quintette de marins si la nuit avait été moins agitée, moins d’entre eux auraient gardé leurs quartiers ce matin. Sans compter qu’à cette heure de la journée, celle du petit déjeuner, la plupart d’entre eux était en train de reprendre des forces au réfectoire. Maintenant, à l’air libre, face au vent, longeant discrètement la côte accidentée, j’ai bien du mal à l’admettre mais tout à l’heure, quelques instants avant, dans la sinistre et mortelle pénombre, j’ai pris plaisir à voir mes ennemis tomber un à un. Dans leurs yeux, je n’ai pas eu le temps d’y lire la souffrance, je n’y ai vu que la surprise et le renoncement, symbolisant parfaitement la quintessence malfaisante du tueur, au sommet de son art.
Tant bien que mal, j’essaie de nous délester de la cargaison de céréales, c’est une sorte de quinoa qui m’est inconnu, et qui alourdit inutilement notre embarcation de deux ou trois quintaux. Alors qu’il ne reste plus qu’une faible quantité de sacs, coupant rapidement le contact, Wens me fait signe de m’interrompre. Derrière nous, à peine masqué par le clapotis de l’eau, un moteur se fait entendre…
Coincoins dans leurs faces
Dans la balance
Les deux héros, associés dans un intérêt commun de survie, s’enfuient à bord d’un bateau. Rapidement pris en chasse, la plupart des questions restent sans réponse…
Le toussotement mécanique du hors-bord de nos poursuivants se fait persistant. Le relief escarpé et tourmenté de ce petit bout de côte que nous longeons depuis notre fuite nous fournit d’innombrables caches. La nôtre, inaccessible depuis le rivage, nous assure une relative protection. De là où nous sommes, bateau plaqué à une petite falaise, à quelques dizaines de mètres, je n’ai pu qu’entrevoir nos adversaires, dos tournés vers l’horizon, ils sont trois, armés de fusils mitrailleurs. Bannière russe au vent, leur embarcation reprend doucement le mouvement La rumeur de la turbine ennemie s’éloigne, laissant de nouveau place au bruit de l’eau tapotant la coque. Pour un temps au moins, la traque s’éloigne. Les décors autour de nous sont paradisiaques. Des bancs de poissons bigarrés en jaune, bleu, rose et rubicond se livrent à d’infinis et rigolos rodéos improvisés dans l’eau translucide, doucement bercée par les rouleaux de la mer calme.
Wens s’avance vers moi, l’arme au poing. Son regard se pose sur ma jambe blessée. Jusqu’alors maître de lui, il semble s’agacer.
« Il me faut savoir ce que tu lui as raconté et promis . Je la connais. Je sais qu’elle est venu te faire une petite visite, et cela m’étonnerait que ce n’était que pour roucouler. Tout aussi malin et beau gosse que tu puisses être, elle ne s’est certainement pas contentée d’une récolte infructueuse d’informations. Je l’ai vu écorcher vif un pauvre bougre juste par plaisir. Alors, parle !» …
Sur ses derniers mots, il appuie le canon sur mon genou. Une vive explosion me lacère le ménisque. La rage m’étrangle. J’essaie de râler mais vivement il pose sur ma bouche sa main restée libre. Une vague sombre de regrets me submerge, cette nouvelle marée noire me pousse à me rebeller.
Il sait que je n’ai pas encore pu livrer tous mes secrets, sinon à quoi rimerait cette nouvelle traque. Je fais non de la tête, en larmes. Effrayé, je lui brandis le papier froissé, contenant la liste de mes proches menacés. Il s’en saisit, en parcourt les ratures. Intrigué tout autant que je l’avais été par les enluminures tracées à main levée, il s’attarde sur un ragondin formant un R. Enfin, il détaille le contenu puis se laisse choir sur son séant, buste redressé, absorbé par ses réflexions. Il a dans son attitude un je ne sais quoi de « vieille école », de « rococo » comme aurait pu le dire une de mes ex. Pensif, il triture le document, inconsciemment il le plie, le lisse, le glisse entre ses doigts comme un simple ruban et finit par le mettre dans sa poche. Maintenant, il me fixe de son regard froid et pénétrant. Aucune émotion ne le trahit. Je me sens sur le fil du rasoir, en balance dans ses réflexions. Dans mon dos, ma main enserre plus fort que jamais le manche en bois massif d’une vieille pelle. Son bras droit se tend. J’inspire profondément.
Coincoins en balance
À sec !
La tension monte d’un cran entre les deux fuyards à nouveau en liberté. Nathan captif depuis trop longtemps est au supplice une énième fois…la fois de trop ?
–
Son regard noir et appuyé me transperce. Il me jauge, m’évalue. J’agrippe tellement ce manche en bois que je sens ma main blanchir. Il pose son pied sur elle, et d’un petit sourire sadique, me fait comprendre qu’il vaut mieux renoncer à cette idée. Il écarte le futile morceau de bois La menace est réelle, son doigt est sur la gâchette, la pression se fait plus forte sur mon genou. Bien qu’une détonation attirerait indubitablement l’attention de nos poursuivants, il ne me donne aucunement l’impression d’hésiter. Il est prêt à le faire, il va le faire. La sagesse de son expérience a laissé place à la violence de son tempérament sauvage. Je suffoque, je ne peux empêcher ma poitrine de se soulever de plus en plus rapidement. Une partie de moi voudrait le supplier, lui tendre la sébile vide d’espoir et cerner par ma terreur, lui quémander de la remplir de cette confiance en moi qu’il semble ne plus avoir. L’autre partie, me surprenant moi-même, me pousserait à laisser exploser cette rage qui gronde en moi, à me libérer de cette frustration d’être sans arrêt manipulé, menacé, contraint, torturé. Aucune de ces deux attitudes ne serait salutaire, je m’abstiens de tout mouvement superflu, laissant juste mon corps s’animer sous l’effet de la panique…
Soudainement, je sens ma raison se déchirer en moi, poussant un cri muet, effroyable, se désintégrant en une pluie de poussière…assourdissante et improbable comme le cri du déchirement de la soie, improbable, en silence et dans une infinie douceur, je cède, je la laisse me quitter. Je tente de me redresser. Mon interlocuteur, curieux, me laisse faire. Je lève lentement le bras droit relâchant la boule de papier froissée. Tel le saumon qui remonte inexorablement, vaillamment la rivière pour assurer sa survie, je me saisis de son poignet et dirige ainsi, dans un mouvement infiniment long, presque arrêté, le canon de son arme dans ma bouche grande ouverte et sèche de toute salive. Mes yeux semblent vouloir déserter leur cavité, exorbités, je les sens eux aussi me déborder. Ce jeu du chat et de la souris n’a que trop duré. Ce geste que je l’invite à exécuter, je le veux, j’en ai besoin, il est le seul geste salutaire, celui qui arrêtera définitivement cette série noire. Il n’y a plus de bout du tunnel, il n’y a plus que du noir. Je ne veux plus rien avoir à me souvenir, je veux que le switch passe définitivement sur le off. Tant bien que mal, terrifié, je parviens à articuler :
« Vas-y… presse la détente, c’est les soldes de fin de saison ! »
Coincoins asséchés
Tambour battant
La voie sans issue se profile. Improbable, elle déstabilise les acteurs jusque-là si déterminés… de façon temporaire ou définitive ?
Le temps s’est arrêté. Mes lèvres asséchées épousent presque parfaitement le canon de l’arme engouffrée dans ma bouche en O. Prenant conscience du goût nitré de la poudre qui titille ma langue, je ne peux réprimer une grimace. Je déglutis dans le vide ne ramenant de mes entrailles qu’un souffle fétide et chaud. La stupeur dessine un point d’exclamation improbable sur le visage de Wens, stupeur ponctuée par sa propre bouche imitant la mienne. Prêt à me taillader quelques instants auparavant, il hésite. Mon invitation à mettre un point final à toute cette folle équipée durant laquelle je ne parviens plus à dissocier mes alliés de mes ennemis vient de stopper tout net son élan. Il bluffait. Je le vois dans ce tressaillement sur son visage qui vient de se terminer sur son menton. De nouveau proche de l’asphyxie, je sens une rougeur naître sur mon front qui se propage jusqu’au bas de mes joues et qui commence à m’étrangler. Il tarde à réagir. Tel un joueur d’échec se triturant les méninges, il semble évaluer la situation mais ne pas trouver la pièce suivante à bouger.
Mon talentueux « protecteur » est transfiguré. Emblème de l’efficacité redoutable et de la confiance en soi, ce totem du parfait tueur tombe le masque et revêt enfin une image un peu plus humaine. Persuadé que je m’étais mis à table lorsque notre hôtesse « imposée » avait eu la troublante inspiration de s’en prendre à mon « service trois pièces », il vient vraisemblablement de se raviser. J’ÉTOUFFE. D’un rouge tomate tournant au violacé, les dernières forces me désertent, je tente de lui parler, de le toucher. À la vitesse d’une tortue sous calmants, je ne parviens qu’à me repousser un petit peu plus en arrière, traînant mes fesses à terre, dos appuyé désormais contre un vieux tonneau. Il ne relâche pas l’étreinte, plus que jamais ma gorge se resserre. Je ferme les yeux, l’inconscience s’empare de mes pieds et envahit déjà mes jambes remontant vers mon esprit qui s’embrume au rythme inexorable du sablier. Dans cette agonie interminable, le tangage de notre bateau dessine dans la mer les sillons de mon inéluctable plongée dans les méandres. Je déglutis violemment et dans une énième convulsion accompagnant ce renvoi, je fixe l’horizon au-delà des épaules de mon agresseur.
À quelques brassées de notre position, la pointe d’un speedboat vient d’apparaître. Rocio, la panthère cubaine à nos trousses, encadrée par deux molosses aux visages jusqu’alors inconnus, se tient au poste de commande. Témoins de cette improbable scène, ils nous observent, menaçants. Ma conscience presque perdue claironne dans ma tête :
« En raison d’un nouvelle zone de turbulences que nous allons traverser, nous demandons à nos aimables passagers d’attacher leurs ceintures et de finir rapidement leur thé s’ils ne veulent voir celui se renverser… »
Décidément, sous stress, je développe un sens de l’humour bien macabre. J’ai à peine le temps d’esquisser un rictus de sourire digne de la plus belle des âmes perdues que Wens se remet en action. Dans un mouvement de bascule latéral, il opère un incroyable transfert de masses entre ma propre personne et lui-même. La bouche enfin libérée, je reprends une large respiration, diaphragme ouvert toutes voiles dehors. La vie coule à nouveau en mes veines. Wens est passé derrière moi. Je me retrouve ainsi de nouveau entre alliés et ennemis. Il me colle l’orifice de cet affreux pistolet contre ma tempe encore bourdonnante et glisse tranquillement ces quelques mots :
« Ouvre la bal, chérie… et je te promets que nous serons TOUS perdants ! »
Coincoins battants
Reprendre l’avantage
Face au danger de nouveau tout proche, Wens tente une sortie..
Il serait utopique de croire que nos inlassables poursuivants finiront par lâcher le morceau.
Si … seulement je ne m’étais pas mis dans une telle histoire !
Si … je n’avais pas accepté de prendre en charge ces premiers ’investissements‘ douteux…
Si … je m’étais abstenu d’usurper les us et coutumes du système.
Si … je ne mettais pas mis en tête de moi-même profiter de l’usufruit de tout cet argent sale
‘Bien mal acquis‘, ne m’a jamais profité, donnant ainsi raison au vieil adage que ma mère nous martelait si souvent. Guerrière moderne, accaparée par un emploi harassant à l’usine de traitement des eaux usées du quartier nord de Marseille, omniprésente sur tous les champs de bataille de la Vie urbaine que lui imposait la survie d‘une famille de cinq enfants, elle dut se résoudre à céder peu à peu du terrain ne parvenant plus à me préserver de mon penchant déviant pour l’argent facile.
Tétanisé par les afflux d’adrénaline incessants de ces dernières journées, vidé de tout espoir, je suis de nouveau en train de ressasser les extravagances de mon utopie financière déchue. Faire en ces instants désespérés l’uchronie de cette folle mésaventure n’a certes vraiment rien d’urgent ou d’utile, mais je ne contrôle plus mes réactions ni mes pensées. Je recherche en l’horizon un espoir… et il me vient de la réaction provoquée chez la partie adverse. Tout d’abord menaçants, nos dangereux assaillants sont désormais sur la défensive. Pour aucun des deux camps ma perte n’est envisageable, ma mort provoquerait l‘échec total et irrévocable de leur mission respective : me ramener vivant coûte que coûte. Je peux sentir leur frustration croître.
L’ultimatum de Wens a fait son effet. Le speed boat s’écarte lentement, Wens me bloque contre sa poitrine, et pointe impitoyablement ma tempe. Je sens l’acier brûlant de l’ustensile du tueur me coller la peau et dessiner le contour d’un hypothétique futur trou sur le côté de mon front. Nous nous déplaçons dans un improbable pas de deux, côte à côte, mouvement dans l’union temporaire du preneur d‘otage et de sa victime. D’un geste unique et rapide, il lance le moteur tout en me resserrant encore un peu plus avec l’autre bras. Notre rafiot glougloute dans sa lente progression.
Une fois à leur niveau, Wens enchaine deux tirs dans les moteurs à l’arrière du speed boat desquels s’échappe immédiatement une fumée noire et épaisse provoquant une réaction de panique chez les deux gardes du corps. Rocio, elle, n’a pas sourcillé, elle s’y attendait. Neutraliser l’ennemi, quelqu’en soit le prix, est le comportement universel et usuel chez les tueurs de grande classe. Impuissante, elle nous fusille du regard et nous adresse un véritable uppercut visuel de ses profonds yeux noirs, d‘une telle violence qu’elle ne peut contenir un frémissement la secouant entièrement jusqu’au plus profond d’elle-même, utérus inclus. Léger rictus de satisfaction sur les lèvres, Wens sait que nous venons de marquer un point très important dans cette course poursuite. Malgré l’extraordinaire don d’ubiquité que semble développer la féline cubaine, nous allons pouvoir prendre un peu d’avance et cette fois, de peut-être complètement nous défaire de l’étreinte acérée de ces rapaces. Il se contente de les tenir en respect jusqu‘à ce que le nuage obscur qui se propage masque notre nouvelle fuite.
Non sans une certaine appréhension, j’observe Wens accaparé par ces pensées. Ses gestes sont rapides, précis. Enfin, maintenant un cap qu’il semble enfin lui convenir, il essuie le canon du pistolet qu’à peine quelques instants auparavant j’avais engouffré au fond ma gorge(*). Il m’adresse ces quelques mots :
« Tu voulais mourir ? Ok… mais faisons-le à ma manière… »
Coincoins au but
(*) voir épisode précédent
Conclure ?
La mêlée à peine constituée, Wens a repris l’avantage et avec un certain savoir-faire est parvenu à se frayer un passage pour lui et son « précieux » protégé. Il semble que le temps de se mettre à table pour le jeune financier soit bientôt venu.
« Tu voulais mourir ? Ok… mais faisons-le à ma manière… »
Ses derniers mots prononcés valsent de façon irraisonnée dans ma tête, me donnant un léger tournis. Tout à sa navigation entre les bancs de sable et les rochers de la côte finement ciselée, Wens ne décoche plus un mot. Chemise ouverte au vent, son visage s’est nouveau refermé. Certainement en train d’élaborer notre prochain mouvement, il scrute minutieusement chaque aspérité du relief environnant. J’ai l’étrange impression qu’il recherche un endroit précisément. Je le laisse à son exercice et laisse mon regard vagabond se perdre sur l’horizon. L’océan nacré bleu turquoise y rejoint en un lien flou lointain le ciel azuré. Tout est bleu et pourtant tout s’y distingue très clairement. Les petits nuages tels d’improbables trainées blanches de peinture laissées par un peintre céleste soulignent la profondeur du vaste décor dans lequel volent de rares mouettes au-dessus de notre sillage blanc crémeux. Bien qu’incommodé par le niveau sonore élevé du moteur, par ses réjections noires nauséabondes et par les vibrations continues qu’il impulse sur l’ensemble du rafiot, je me laisse doucement bercer.
Ma détermination à en finir avec la vie (*) a finement inspiré mon compagnon pour nous sortir encore une fois de ce guêpier. Désormais, les choses sont claires : même s’il vient de neutraliser temporairement nos poursuivants en menaçant de mettre fin à mes jours, il doit surtout se méfier de moi. Même victorieux, il me sait fermement résolu à mettre fin à toutes ces vicissitudes par la solution ultime, ma propre exécution. Les grosses sommes d’argent en jeu supportent mal la vacance prolongée du poste de gestionnaire que j’occupais. Notre langage vernaculaire, très spécifique, à notre petit monde financier et le véto qui fait cours dans la place font que peu de personnes pourraient prétendre reprendre le flambeau que j’ai insidieusement allumé pour mes clients. C’est cette préciosité, certes précaire, de mes compétences rares et discrètes qui me préserve depuis le début de cette (més)aventure. Tels des vampires, mes poursuivants sont assoifés du sang, rare elixir mixant mon savoir et mon ingéniosité à tricher. L’intérêt de plus en plus appuyé concernant ma petite personne a fait monter la pression à un point de non-retour, me contraignant dorénavant à un quitte ou double. Depuis trop longtemps au menu de ces rapaces, je suis bien décidé à ne pas me faire dévorer juste après l’entrée « poireaux vinaigrette ».
Notre bateau déjà peu véloce ralentit maintenant de façon prononcé tout en portant sa proue à babord. À quelques brassées de nous, se dessine dans le paysage une petite et immaculée anse de mer. Léchée par les vagues d’une eau limpide et cernée voluptueusement par la verdure luxuriante, cette vasque naturelle improbable semble écarter ses bras sur la mer pour nous accueillir. L’endroit est désert, enveloppé par un calme irréel. L’ancre est mouillée à une courte distance de la plage. Wens fouille sous le poste de commande et semblant trouver ce qu’il cherchait s’asseoit sur le rebord. Observant par intermittence les alentours, il s’active sur la petite boite qu’il tient entre ses mains. Satisfait, il se redresse et m’adresse alors un rare sourire, enfin plutôt demi-sourire, sourcil droit baissé et coin de bouche droit redressé, se rapprochant, comme aimantés par une impossible union. À le voir ainsi, ébloui par le soleil et grimaçant sa joie, je pourrais presque le trouver sympathique. J’aimerais respirer le même air de victoire avec lequel il semble s’emplir d’espoir.
« Dans peu de temps, nous devrions recevoir toute l’assistance nécessaire. Si j’ai bien compris, tu avais besoin d’une « passerelle » pour une connexion sécurisée depuis les antipodes. Et bien, ne t’en fais plus, tu disposeras sous peu d’un viaduc pour réaliser tes petits tours de passe-passe qui t’ont amené aux portes de l’Enfer que nous venons de franchir. »
Surpris par ce flot de paroles presque volubile, je réalise qu’il a réussi ni plus ni moins à établir à nouveau le contact avec « notre » camp. Ne sachant toujours pas si je dois partager sa satisfaction, je ne peux m’empêcher de remarquer le rictus qu’il n’a pu contenir quand il a prononcé les mots « tes petits tours de passe-passe ». C’est à peu près le même rictus que ne peuvent contenir ces personnes en proie à un vice profond qui essaient de s’en libérer en se confiant. J’ai honte, je ressens toute la futilité de mes combats passés, cherchant le profit maximum, la discrétion absolue, quelqu’en soit le prix. Jamais je ne me suis soucié de l’origine de cet argent jaillissant de sources intarissables : drogues, jeux, chantages, (dé)montages financiers. Jamais je ne me suis soucié des malheurs engendrés par les multiples faillites, disparitions, assassinats que toutes mes manipulations ont certainement provoqué. Une incision profonde de mon âme s’opère en moi, mettant à nu et à vif des sentiments refoulés depuis si longtemps….
…….
C’est avec ces pensées honteuses, possible amorce d’une future rédemption-désintoxication, que j’ai plongé dans la torpeur de mes réflexions. Je ne saurais vous dire combien de temps celle-ci a duré. Tout ce que je peux dire, c’est que je reviens déjà à la réalité, comme on arrive à la fin d’un livre passionnant.. au rythme du bruit des rotors d’un hélicoptère s’approchant de nous … C’est à ce moment-là que Wens, arborant à nouveau son inquiétante grimace souriante, rajouta à mon intention :
« Mais avant tout, chose promise, chose due.. il est temps que je te fasse … mourir ! ».
Coincoins sur le pont
(*) voir épisode(s) précédent(s)
Réveil étrange …
C’est avec une certaine insistance que Wens annonce à notre héros qu’il va devoir le faire mourir. Alors que l’issue semble proche, laissons les lignes qui viennent nous conter quelles étaient les réelles intentions de notre attachant tueur-protecteur…
Ce qui s’est passé durant les heures qui ont suivies notre « sauvetage » en pleine mer reste très flou. Je me souviens de l’hélicoptère en vol stabilisé au-dessus de l’eau, des mouvements de yo-yo lors de notre extraction du bateau, rendue délicate par un fort vent de terre qui repoussait le filin, puis de la recherche infructueuse de nos poursuivants afin de définitivement les neutraliser et puis…mes yeux se sont clos. Neutralisé par une profonde lassitude et une nausée carabinée, j’ai, comme de nombreuses fois depuis le début de cette rocambolesque histoire, cédé aux coups de butoir fissurant ma conscience et effritant mes forces devenues bien trop rares.
À mon réveil, je fus étonné de ne pas me retrouver dans un yacht ultra-protégé par une armada d’hommes de main, assiégé par une horde de brutes, laissant continuer ce cauchemardesque western sous les Tropiques. J’aurais pu me réveiller de nouveau prisonnier, attendant désespérément la cavalerie, attaché à un totem, au milieu de wigmans et de séchois où pendouillent de la viande de wapitis. Non, en fait, rien de tout cela ne m’attendait. J’eus la bonne surprise de retrouver mes esprits dans une chambre d’hôtel, vaste et à l‘ameublement intérieur raffiné. Une douce musique aux teintes caribéennes filtrait par la fenêtre entrouverte. Elle provenait très certainement d’une marimba, sorte de xylophone local. Pas de doute, je n’avais pas quitté les brûlantes Caraïbes, et, ma foi, contrairement à la promesse de Wens (*), j’étais toujours en vie. Qu’avait-il voulu dire par :
« « Mais avant tout, chose promise, chose due.. il est temps que je te fasse … mourir ! » ?
Je ne pus résister au bar fourni de la chambre et me servis sans attendre un whisky sans glace. J’avalais d’un trait ce premier jet et me servit un deuxième verre. Tout en dégustant ce nectar que j’avais, quelques temps avant, pensé de plus jamais pouvoir savourer, je fis le tour de mes nouveaux « quartiers ». Rien ne laissait entendre que j’étais toujours en détention. Selon la documentation détaillée et colorée recouvrant un petit secrétaire, j’appris que j’hébergeais dans une suite affaires junior de l’établissement « Club Indigo » (**), qui mettait à ma disposition toutes sortes de facilités et de services, dont notamment de nombreux restaurants, piscines, salles de conférence, massages, séances de yoga, concours de whist etc etc… Les pistes d’atterrissage et garages pour 3 à 4 hélicoptères attirèrent mon attention, cette information m’arracha un petit sourire entendu. Ce lieu, dont l’emblème animal rappelait étrangement un wallaby défoncé au rhum frelaté local semblait être un énorme complexe hôtelier, dans les environs d’Haïti. La sonnerie du téléphone interrompit mes investigations. Un homme, au fort accent belge, se présenta sous le nom de M. Yole. Après m’avoir poliment demandé si j’avais passé une bonne nuit, il m’invita à le rejoindre à l’un des restaurants de l’hôtel, « le Gargantua » où nous allions devoir aborder les modalités à venir. Avant de raccrocher, le Wallon me précisa qu’il était opportun de me prémunir du dossier vert qui se trouvait tout à côté du plateau du petit déjeuner qu’il se ferait une joie de me détailler.
Dans le petit salon de ma suite, je trouvais sur une petite table coquettement apprêtée ledit dossier, posé tout à côté d’un plateau richement doté de café, viennoiseries, jus de fruits et yaourts frais. Quelques instants plus tard, pochette verte sous le bras, je parcourais de petits chemins soigneusement entretenus bordés par la végétation luxuriante. Les multiples indications et le décor très pittoresque des parties extérieures me rappelaient ceux d’un parc d’attractions. Je croisais une locomotive à vapeur et son wagon à charbon, quelques tentes de bédouins, une banquise factice et bien d’autres éléments déroutants encore, me faisant presque oublier que je n’étais pas ici pour des vacances. Au détour d’une merveilleuse palmeraie, je trouvais l’endroit du rendez-vous. Celui-ci était désert, si bien qu’il ne me fut pas difficile d’identifier mon interlocuteur. Il m’invita à m’asseoir et fit signe aux deux costauds cravatés qui lui tenaient compagnie d’aller nettoyer leurs lunettes noires quelques mètres plus loin. Il me tendit la carte du menu et prit la parole :
« Je vous recommandeuuuh la spécialitéééé du chef : le sashimi de xiphophore. Ce sont de fines trrrranches de ce poisson crrrru, à déguster nature ou assaisonné. Bien qu’il ne s’agisse que d’un misérrrrable et insignifiant négrrrroo aux mains trop souvent crrrottées, il rrréalise des sushis de tout premier ordre. Il cuit lui-même son rrriz dans une eau parfumée au vinaigre de Xxxérrrrès. Et puis, il rrrelève toute sa cuisine avec un wasabi diiiirrrrectement imporrrté depuis les pentes du mont Fuji, c’est un vrai rrrrrégal, dis !! »
L’éclat dans son regard et l’enthousiasme qu’il démontrait n’auraient su mentir, le petit gros du plat pays au discours xénophobe était sincère. Je souris, interloqué et quelque peu gêné. Face à ma passive réaction, le belge dodelina de la tête et s’empara du classeur qu’il m’avait demandé de ramener.
« Alleeeez… Je vois que vous avez pris la farrrrde (***) avec vous. Très bien, je vous prrropose de l’ouvrir ensemble et de la parrrcourrrirr. Comme vous le savez sans doute, vous avez œuvré pour des gens très haut placés et qui aspirent à la plus grande discrrrrétion. Ils savent se montrrrer rrreconnaissants en temps utile. Et bien, croyez-moi, vous n’allez pas êtrrre déçu…»
Prestement, il déchira le liseret cranté et libéra un petit feuillet de quelques pages. Je reconnus au bas de l’une d’entre elles le sceau fédéral d’une institution mondialement connue. Il rassembla tous les papiers et me confia l’ensemble en soulignant avec son doigt à qui il était adressé. Je lus mon nom et mes trois prénoms. Mais plus que les détails de mon identité que comportait ce texte, c’est l’entête qui me stupéfia… En lettres grasses et soulignées, l’intitulé était le suivant :
« Programme fédéral de protection des témoins des États-Unis ».
Coincoins prrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrotégés 😉
(*) voir épisode(s) précédent(s) ou lire ici toute l’histoire : Work in progress (Écriture en cours).
(**) pour une visite de cet endroi, cliquer ici 😉 à http://www.clubindigo.net/hotel-haiti-hotel.php
(***) farde = classeur
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Laver trop propre … tue !
Avec entre les mains une proposition absolument inattendue, Nathan va prendre conscience d’un échiquier quelque peu « plus vaste » que ce qu’il croyait. Les pièces du puzzle se mettent en place…
Éberlué, je passais et repassais pendant de longues minutes mes doigts sur les lettres à l’épaisse calligraphie. Mes pensées fusaient, je remontais un à un, les échelons de mes commanditaires, leurs attentes, leurs investissements, leurs apparentes inépuisables (res)sources de revenus. J’énumérais mes différents contacts, mes ennemis, mes placements… En face de moi, je sentais le regard de monsieur Yole s’attarder pesamment sur moi, le belge un peu zinzin me dévisageait. Je reprenais tout depuis le début et zigzaguais à travers chaque écran de fumée qui s’était dressé devant moi. Ma très « chère » discrétion avait toujours été appréciée à sa juste « valeur »… certes… Vérifiant chacune de mes déductions, j’en revenais toujours à la même étonnante et invraisemblable conclusion : en somme, j’avais été, sans le savoir, le blanchisseur d’une ou plusieurs administrations américaines…peut-être même d’autres pays « amis » profitant de cette illégale combine. J’étais devenu le détergent financier anti-tâches capable de traiter des montagnes d’argent en les faisant transiter par mes petits chemins sinueux pour se perdre, disparaître et finalement renaître sous la forme d’une belle et immaculée manne pécuniaire. Je n’y avais vu que du feu. J’en étais abasourdi.
Désormais, j’étais devenu très visible, trop même. Moi, la gentille larve zeuzère avait gentiment creusé ses innombrables galeries dans l’arbre fruitier des places boursières du monde entier. Découvert, j’ai été contraint bien malgré moi de déployer mes ailes de frêle papillon nocturne. En pleine lumière, j’ai bien failli me faire brûler les ailes, parce que j’aidais la plus grande puissante mondiale à laver ses mains trop pleines et sales. Hallucinant ! Nathan, l’égoïste et insatiable trader, animé par mon incroyable cupidité, accro au Zan et à la boule antistress, je me découvrais agent, formidable mais surtout improbable, zélateur au service de la bannière étoilée, entassant les montants, alignant les zéros et n’oubliant que quelques « retenues » de mes trop nombreuses additions pour alimenter ma propre escarcelle. Je serrais très fort les poings, laissant certains de mes ongles noirs marquer profondément la chair. J’inspirais profondément plusieurs fois, recherchant une pensée zen, tentant par tous les moyens de me rasséréner.
Je fixais alors une médiocre reproduction juste au-dessus de notre table. « Le souffle du Zéphyr » soufflait sur ce qui semblait être une plaine à la végétation hirsute, à la merci d’un pâle soleil à son zénith. Je laissais la brise de ce vent si mal peint me pénétrer et flotter dans mes confuses réflexions. Au loin dans le paysage, on devinait une ziggourat. Je m’imaginais en train de pénétrer dans le temple qui indubitablement devait se trouver à ses côtés, déguisé en zouave, soldat unique du corps d’infanterie du capitalisme, à la quête d’un vain réconfort. Ce zeste improbable de distraction métaphorique distilla en moi une bienfaisante et calmante ondée. C’est à ce moment-là que mon interlocuteur me reprit des mains ces troublants papiers.
« Ne vous inquiétez pas mon cherrr ami. Les derniers évènements ont semé une belle ziiizanie. Tout ce tapage et ces rrrèèèglements de compte n’ont rrrien de bon pourrr nos affairrres en couuurrrrs. Nous avons, vous et nous, tout intérrrrêt à rapidement remettrrrreuuuh le couverrrrcle sur la marrrmite. Nous sommes bien conscients qu’il manque en nos comptes une petite parrrtie de nos deniers… Mais, voyez-vous, cléments nous avons décidé d’être. Nous avons prrris quelques rrretaarrrds conséquents dans les ultimes trrractations et nous ne pouvons nous perrrmettrrrre plusss de temporrrisation. Vous avez jusqu’à maintenant rrréaliser un trrravail rrremarrrquableuuuh ! Nous souhaitons que vous vous remettiez au trrravail au plus vite mais cette fois, vous le ferrrez sous notrrre prrrotection. Nous avons connu quelques défectuosités qui ont coûté des vies humaines mais cela est parrrfois le prrrix à payer quand on apprrroche l’excellence tel que vous… En quelque sorrrte, si vous me perrrmettez un petit trait d’humoooourrr, laver trop propre…tue ! Hahaha ! Herkherkherk hahaha ! Quel beau slogan cela pourrrrait être s’il vous fallait publiciter votre activité naaan ? »
Je ne m’en étais pas tout de suite aperçu mais en plus de ses multiples acc »rrr »ochages sur les « r » de chaque mot, le pas très distingué Yole zozotait dans sa surprenante démonstration de gaieté. Difficile à croire mais, tout me présentant un grand sourire béat, hilare, à l’instar de la mésange, il zinzinulait. Assoiffé et affamé, il engloutit une bière et trois pièces de sushis faisant disparaître à chaque fois si profondément son index que j’étais surpris de le voir revenir indemne. Il ingurgita le reste du plateau alors que j’avais à peine entamé mon assiette. Dans un nouvel élan de zèle gourmand, le visage tout zinzolin, il ajouta :
« Ziiiiooouuuuut alors ! (note de l’auteur : lire « Zut alors ! » …) Mais vous n’avez encorrre rrrien mangé ! Peut-être auriez-vous prrréférrré du poisson cuit ? Notrrre zoulou de cuistot concocte une zarrrzuela de tout prrremier orrrdrrre ! »
Tout à ses considérations culinaires, il oublia de me préciser que nous avaient rejoint plusieurs personnes qui semble t-il nous observer depuis quelques instants déjà. Je sentis leur présence et instinctivement, j’écartais ma chaise. Wens et deux autres gars cravatés et en costume sombre (décidément, cela devait être la mode dans le coin) encadraient une femme encapuchonnée vêtue d’une affriolante longue robe fendue au motif zèbre. je reconnus dans la seconde les formes troublantes de la captive et l’affriolante représentation de la roue du zodiaque finement tatouée sur l’épaule gauche. La belle panthère, Rocio, ma récente taulière qui m’avait assailli lors de la nuit en fond de cale, n’était certainement pas destinée au zoo local. Les mains liées dans le dos, visage caché, se cambrant sous la pression de la brute épaisse qui lui broyait l’avant-bras gauche, elle émit un râle rauque, aux sonorités indéniablement félines. Visiblement perturbé, le belge arracha sa serviette en papier, s’en essuya les babines grassouillettes. Arborant un drôle de petit sourire satisfait, il quitta la table et rejoint ses sbires.
« Nous sommes bientôt au bout de nos peines mes amis. Encorrreuuuh un petit dégrrriffage et nous pourrrrons rrreeuulaaancer nos affaires… » puis s’adressant directement à la captive : « J’espère que tu aimes miauler ma belle… ! ».
Coincoins tout propres
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Un doigt de sincérité
Les principaux acteurs de cette aventure se retrouvent réunis. Le ventripotent belge semble mener la danse désormais… Il prend donc l’initiative !
À partir de ce moment-là, mes souvenirs deviennent un peu confus et je m’en excuse. Je sais combien il est important que je sois clair et précis en ces lignes…mais voilà, l’extrême tension et la force de ces instants a gommé les contours de ma mémoire, me privant de la moindre prise concise sur toutes ces péripéties. L’apparition de ces deux personnes, Wens et Rocio, n’était pas le fruit du hasard. J’appris par la suite que dès j’avais été mis à l’abri, Wens avait été chargé par Yole le cravaté de mettre la main sur la redoutable mulata. Elle et ses sbires, immobilisés sur les flots aseptisés d’une mer d’huile, avaient eu beaucoup de peine à mettre de la distance entre eux et le lieu de notre dernière altercation. Bien qu’étranger à ce pays, le fin limier à leurs trousses n’avait eu aucun mal à retrouver leurs traces et à les neutraliser durant cette courte parenthèse de calme dans cette histoire. D’abord surpris, je me suis demandé pourquoi le commanditaire belge avait eu l’inspiration de ramener cette féroce ennemie. Les choses sont très rapidement devenues claires à ce sujet.
Réunis dans la salle désertée du restaurant, dans un décor romain improbable orné de majoliques factices, Rocio se tenait là, solidement ficelée et maintenue. Le soleil qui traversait les légers rideaux léchait discrètement son visage et parcourait son formidable physique au hasard du souffle du vent. Adoptant une attitude fière, elle se plantait là, droite, mâchoire serrée, les yeux grand ouverts fixant un à un ses adversaires. Elle sembla perdre de sa contenance lorsque nos regards se croisèrent, court instant suspendu mais d’une intensité presque palpable. Cela n’aurait pu être que mon imagination, mais je sentis que le « gros », pourtant étranger à notre relation jusqu’à maintenant, avait également perçu ce court moment vaporeux. Cela confirmait son instinct et la suite le conforta dans sa position déjà plus que favorable. Je ne pourrais retranscrire exactement ses mots, je me souviens simplement que dès lors, étonnamment, chaque mot qu’il prononça était vide de cet horrible accent dont l’exagération m’avait jusque-là irrité. La bedaine proéminente, finissant de machouiller un grain de raisin, il se tenait entre elle et moi. Son regard impertinent allait et venait de l’un à l’autre. En fait, dès qu’il avait eu connaissance de nos moments « éperdus » cette nuit où captif, j’avais (facilement) cédé aux avances de Rocio, un autre atout était apparu dans son jeu. Crânement inspiré, sa bonne intuition semblait le mettre dans un état de légère euphorie. Son sourire se fit plus malsain, carnassier. Il tendit sa main droite dans la direction d’un des deux baraqués dans laquelle ce dernier s’empressa d’y disposer une petite tenaille à la mâchoire disproportionnée et puissante. Il serra à s’en faire blanchir les phalanges l’instrument étincelant d’acier. Prestement, il se précipita à une table vers laquelle on amena également la captive. On obligea celle-ci à appuyer son coude sur la nappe usée et fleurie, laissant ainsi le reste du bras et ses doigts écartés suspendre dans le vide. Yole glissa l’auriculaire entre les lames de son instrument et tel un violoniste répétant ses gammes en faisant flotter un hypothétique archet, il singea la ponctuation de l’acte qu’il avait, semble t-il, bien l’intention de commettre. Cette feinte ne fit même pas tressaillir Rocio, emmurée dans un mutisme forcé, dernier bastion de sa résistance. Moi, par contre, à ma grande surprise, je laissai échapper :
« Stop ! S’il vous plaît ! Ne faites pas cela ! ».
Pris en flagrant délit d’aporie, j’intervenais pour sauver mon impitoyable poursuivante en m’interposant… Cette attitude contradictoire n’étonna pourtant pas du tout l’habile belge qui se retourna vers moi en m’adressant ces mots très sèchement cette fois :
« On a le cœur qui brille pour la belle négresse à ce que je vois. Parfait ! Je n’ai donc plus aucune raison de douter de votre motivation dans le cas qui nous concerne. Nous allons laisser minette gratter encore un peu la terre puis nous aviserons… quoique… Pourquoi être si sensible et attendre ?».
S’aidant à peine de sa deuxième main, il se tourna et resserra la pince qu’il tenait toujours fermement. Un petit claquement caractéristique ponctua ses derniers mots. Le corps de la jeune femme se tendit promptement bien qu’elle ne laissa échapper qu’un murmure de douleur. Une grimace figeait ses traits, ses yeux n’exprimaient que la rage et la douleur. Dans un monologue qu’il devait juger de circonstance, ce détraqué du sushi expliqua alors qu’il venait de pratiquer un « Yubitsume » (*), auto-ablation couramment pratiqué par les yakusas. Sur ce, il m’invita une dernière fois à « aller au charbon » (ce sont ses propres mots) concluant son propos avec cette dernière phrase au goût acide :
« Les vacances sont terrrminées, c’est la rentrrrée ! ».
Coincoins motivés
(*) Yubitsume : Cette coutume est la forme la plus commune de réparation en cas d’erreur ou de manquement à leur devoir.
Défibrillation
Nouveau pic émotionnel dans l’histoire, notre héros se voit victime également d’un chantage émotionnel. Afin de s’assurer de toute son attention, le représentant de ses commanditaires dans un acte barbare et d’une froideur rare sectionne le petit doigt de la troublante Rocio… Nous retrouvons Nathan devant un clavier d’ordinateur…
Accaparé par l’extrême intensité émotionnelle de ces instants, j’en avais presque oublié Wens. Taciturne et discret, il n’avait bien sûr rien raté. La morsure impitoyable de la tenaille avait tranché net. L’homme de main a rapidement ramassé dans un mouchoir blanc le petit doigt à peine ensanglanté à sa base. Après avoir examiné l’appendice, il a glissé le tout dans une verrine qui a rejoint ensuite sa poche. Il a eu un bref regard désolé vers la belle black brune amputée. Puis, sans se presser, il s’est dirigé vers l’extérieur. Plus tenue que maintenue, Rocio s’était recroquevillée au sol, protégeant son bras meurtri de tout son corps.La tête tournée vers son agresseur, son regard vide et exulté était envahi par une brume épaisse désormais, elle semblait se raccrocher à des rivages imaginaires, ne voulant pas céder à la démence de la douleur. Son attitude prostrée, secouée par des soubresauts irréguliers, me fit imaginer qu’elle tentait de trouver dans son exil momentané un ilot de soulagement. Je ne distinguais que la serviette blanche avec laquelle on lui avait entouré la blessure sanglante. Une tâche rouge s’agrandissait sur le tissu et bavait dangereusement vers les extrémités… Sur les derniers mots prononcés par le bourreau de la main de Rocio, on m’a invité à quitter les lieux.
Désormais, je me trouve dans une salle en sous-sol à l’accès sécurisé. L’installation informatique ne s’apparente pas du tout à celle d’un hôtel. Le matériel est du dernier cri, et rien ne manque : système de localisation, radar, sonar, imprimante et scanner en trois dimensions. On se croirait dans un film d’espionnage. Je dois me trouver dans une de ces structures de surveillance américaine ultra sécurisée. Sur le dossier qui m’a été remis avant l’altercation dans le restaurant (*), le médaillon bleu caractéristique du Federal Bureau of Investigation me fait de l’œil. En attendant que le système de sécurisation des communications finisse de se charger, je parcours distraitement les pages rédigées en langue anglaise. Une bagatelle de quelques pages paraphées et signées suffit pour disparaître complètement. Cela semble si facile, trop peut-être. Chant des sirènes ou réelle porte de sortie à cette situation, cette ligne droite inespérée vers un retour à la normale qui se présente à moi ne m’inspire pourtant guère. En acceptant ce deal, je serais définitivement « attaché » à ces clients très persuasifs. Comment prendre une décision alors que l’équation contient encore tant d’inconnues ? Autant jouer à la roulette russe n’est-ce pas ? Et qu’aller devenir Rocio dans tout cela ? Mon esprit ne parvient pas à s’en défaire. Le coquin de belge avait vu juste. Tout aussi étonnant que celui puisse paraître, je tiens beaucoup à elle, bien plus que ce que moi-même je ne pouvais croire.
…
Le bonhomme affecté à ma surveillance écoute la radio, le speaker annonce un titre de 1926, « Hortensia : la fille du jazz-band » (**). La voix nasillarde d’un dénommé Georgius s’élève alors :
« Dans un dancing très élégant
J’ai remarqué un’ femm’ qui vient souvent
Ell’ cause avec les musiciens
Ne dans’ jamais… et j’ai l’béguin.. »
Mon garde se lève alors et passe alors son temps dans mon dos. Je sens qu’il observe chacun de mes gestes mais le point d’interrogation qu’il arbore depuis le début sur son large front me fait bien comprendre qu’il ne capte rien au concept. Il est loin de saisir tout ce qui se passe sur les trois écrans que j’utilise. Des milliers de caractères défilent sous mon nez depuis maintenant deux heures. Démarrant avec des pincettes, j’ai commencé par tapoter le clavier tout doucement, je ne voulais pas par mégarde faire un lapsus technique en intervertissant un code ou une routine avec d’autres. J’ai eu besoin de me remettre en relation progressivement avec cet univers virtuel qui a failli me coûter la vie plusieurs fois en quelques jours. Après m’être assuré que la connexion n’était pas « sur écoute », en confiance, j’ai procédé tout d’abord à quelques vérifications. Rien ne semblait avoir bougé depuis ma dernière intervention. Finalement, mes doigts se sont dérouillés et les voilà désormais parcourant les touches à un rythme soutenu me rattachant de nouveau à tout ce monde bien à moi. Je navigue et épluche les dépôts, les fonds d’investissements. Point trop d’originalité somme toute, que du solide, du durable, du fiable. Le rythme cardiaque s’accélère, les montants s’accumulent, les sommets deviennent vertigineux. Je suis ailleurs, en relation passionnel et fusionnel, absorbé par cet artifice électronique, pompant toute ma conscience et ma concentration. Je ne ressens pas la fatigue malgré la sécheresse oculaire et le bas du dos qui grince. Je déplace, je réaffecte, ici je libère, là je consolide… partout je recrée les liens occultés. Par de simples pulsions électriques sur des câbles sillonnant le monde entier, je réveille la bête. C’est un véritable massage cardiaque que j’administre à ce monstre endormi, tapi dans les enchevêtrements de la finance moderne. Le réveil opère, tout le réseau se remet en ordre. Je lance enfin mon petit programme et celui va remonter par des milliers d’opérations inverses le fil de ma toile jusqu’à ce que toutes ses proies soient de nouveau libres.
Bientôt, il ne restera plus que quelques clics à exécuter. C’est à ce moment-là qu’il me faudra faire le « transfert de connaissances » et leur livrer l’entièreté de leurs avoirs que je n’aurais jamais du détourner. Je recherche distraitement de la pointe du pied mes tennis que j’avais ôtées pour me mettre à l’aise. La moquette est épaisse, douce, sensation bien réelle. Ma jambe brûlée tire sévèrement (*). Ils seront bientôt là de nouveau. Il me faut vite réfléchir, trouver une solution… pour moi… Mais une petite pique dans le cœur me rappelle à l’ordre : oui, il me faut trouver une solution … mais pour elle et moi !
Coincoins épris
(*) voir épisode(s) précédent(s)
(**) les paroles de la chanson « Hortensia : la fille du Jazz Band »
Mise au point
Propice à la prise de recul, les moments qui suivent vont être utilisés à (bon) escient par Nathan, toujours à la recherche d’un moyen de faire rebondir favorablement la situation.
Ambiance propre à ce genre d’endroit, le calme et la propreté règnent dans le laboratoire informatique dans lequel je me trouve. Abyssale ambiguïté que celle de réaliser toutes ces « irrégularités » financières dans un endroit astiqué et immaculé de blanc. Je me sais désormais « couvert » par ces puissants clients en surplomb de tout ce système. Mais qu’en sera-t-il pour elle ? Rocio y a déjà laissé un petit doigt. Je me sens déjà si attaché à elle. Ressent-elle ce que je ressens ? Suis-je simplement victime de mon cœur d’artichaut, l’ajoutant à mon sérail déjà riche de tant de femmes que j’ai croisé dans ma vie ? Je suis tenté de croire que cette fois c’est autre chose. Difficile à expliquer, une sensation bizarre et inhabituelle de compassion m’a envahi lors son agression. J’aurais dû au contraire me réjouir de ses souffrances. Étrangement, ce sont nos instants intimes inattendus dans la pénombre qui prennent le dessus et guident mes sentiments pour elle. Cette nuit-là, enlacés, notre relation(*) est allée au-delà de l’acte physique, au-delà du plaisir charnel. Nous étions en phase, en parfaite cohésion physique et émotionnelle jusqu’à être secoués par l’éruption de plaisir affolant nos sens et finalement nous abandonnant, l’un contre l’autre, sonnés par le bien-être et la fatigue. Notre attirance était naturelle, mutuelle, nos sensations n’étaient pas feintes. Rien ne nous forçait à faire cela. J’étais à sa merci, l’avantage était indéniablement de son côté. Aujourd’hui, je la sais en souffrance, elle est en survie, accrochée à un fil fragile qui la relie à moi. Mais pour combien de temps ? Puis-je vraiment faire obstacle à sa plus que probable future élimination ?
À cet instant, sur l’écran, comme une réponse à mes réflexions, la barre de progression du processus que j’avais initié finit de se remplir. Le voyant sur la petite clé USB que j’ai discrètement formatée et encryptée vient de s’éteindre. Mon travail est terminé. Je la débranche, elle est légèrement chaude. Tout en m’assurant que mon épaule droite masque bien mes petites manipulations à la caméra de surveillance et au garde du corps tout près de moi, je glisse rapidement le périphérique de petite dimension dans la poche avant de mon pantalon. Je dois me méfier de monsieur Yole et de sa bande de mercenaires. Leur embauche n’a rien d’amical. Ma collaboration leur est désormais essentielle et mon efficacité jusqu’alors démontrée me met dans une situation confortable. Mais là encore, la même question s’impose à moi : pour combien de temps ? Leur persévérance à me maintenir en vie et leur volonté récente de me mettre en quarantaine de notre monde me conforte dans l’idée que j’ai une bonne carte à jouer. Trop d’intérêts sont désormais en jeu pour qu’ils prennent le risque de tout perdre. J’ai bien compris que j’étais un bien très précieux à leurs yeux justifiant ce programme de protection de témoins qu’ils me proposent de rejoindre. Si elle est bien réelle, cette proposition est un véritable écrin cinq étoiles pour une nouvelle vie. Intérieurement, je m’apaise. Ces instants passés à examiner à la loupe tout le système et à désactiver ses mécanismes de protection m’ont permis de me remettre en ordre de marche. Au rythme de la musique qui s’échappe du transistor, je tapote tout doucement la petite bosse qui diffuse encore un peu de chaleur à travers le tissu de ma poche. Je souris.
Maintenant, je sais ce que je veux !
Coincoins décidés
(*) voir épisode(s) précédent(s)
L’improbable union
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Tout en réactivant ses ingénieux montages financiers, Nathan remonte sa propre pendule et semble avoir trouvé du ressort durant cette courte nouvelle réflexion….
Ses yeux torves semblaient rouler dans leur orbite, ils ne quittaient pas un instant la petite clé USB que je faisais tourner entre deux doigts. Attablé, il semblait hésiter entre la passivité et l’action. Il ne lui aurait pas été compliqué de me faire déposséder. Mon rapide exposé avait été clair, tout le mécanisme d’identification, de localisation et de décryptage se trouvait là, tournoyant inlassablement entre mon pouce et mon index. Ayant dès lors toute son attention, la suite de mon propos avait été une formalité. Il comprit tout de suite ma démarche et ne sembla pas le moins du monde surpris par ma requête, juste agacé…, oui, c’est ça, profondément agacé. Il continua à mâchouiller encore quelques temps son morceau de foie bien trop cuit tout en maugréant deux trois insultes inaudibles à l’intention du cuisinier. Je patientai, face à lui, ne touchant pas à mon assiette. Le moment me parut interminable. Son tonitruant et pesant accent avait complètement disparu. Le temps n’était plus au spectacle. Pourtant, je l’imaginai en monsieur Loyal, bedonnant, au centre d’une piste de cirque, idole dogmatique d’une dizaine de hauts fonctionnaires et dignitaires accroupis sur de hauts promontoires métalliques, jappant de plaisir à son attention. Il les tenait en respect avec son fouet, chacun de ses gestes provoquant un mouvement collégial de têtes de ses « bestioles » dressées. La scène me fit sourire. Je tentai d’effacer rapidement cette pensée inavouable et inavouée, mais ma soudaine bonne humeur n’échappa pas au gros, éveillant de nouveau sa méfiance. Il prit encore un peu de temps, s’essuya consciencieusement les babines graisseuses et enfin satisfait, reposa sa serviette. C’est ce moment-là que je choisis pour, en un mouvement rapide, placer la clé USB sous le pied massif de ma chaise. Je me rassis lourdement sans laisser le temps à l’assistance d’esquisser le moindre mouvement. Le bruit caractéristique d’une cassure nette et irrémédiable se fit entendre. Il hoqueta de surprise s’agrippant nerveusement à la nappe. Je ne lui laissai pas le temps de refermer le O que formait sa bouche.
« – Je vous le répète une dernière fois : amenez-moi à ses côtés. Je veux lui parler. Je veux m’assurer qu’elle va pour le mieux. Je ne vous demande pas une faveur ou même une autorisation. Ceci est bel et bien un ultimatum : aucun doute ne vous est permis, je peux à tout moment détruire ce que vous chérissez tant. Si d’ici la fin de la journée, je ne me suis pas reconnecté alors c’est cette belle machine que vous vous évertuez à me reprendre qui se brisera. »
Du bout du pied, je repoussai négligemment les débris. Rubicond, le belge parvint enfin à refermer sa grande bouche. Menaçant, il se pencha en avant, heurtant violemment la table avec son gros ventre :
« – Vous vous méprenez d’ennemi ! Comment osez-vous nous menacer ? Êtes-vous inconscient ? » martela t-il. « Nous ne sommes point les instigateurs de toutes vos récentes mésaventures. Nous n’avons fait que réagir à la situation dangereuse qui se présenter à vous. Notre engagement dans cette invraisemblable poursuite et votre sauvetage devraient vous assurer que vous êtes dans le bon camp. Cette négresse sauvageonne en voulait sinon à votre peau au moins à votre (« notre » devrais-je dire) portefeuille. Avec cette femme, c’est le contenu d’une fiole de cyanure que vous risquez de retrouver dans votre verre de vin ! »
Essouflé, il reprit profondément sa respiration et observa rapidement ses hommes de main. Ceux-ci restaient impassibles, attentifs à nos échanges. Puis, grognon, il bougonna :
« – Mais à quoi bon prévenir le bateau qui dérive, si celui-ci se détourne du port à la faveur du chant de la mortelle sirène… Si c’est cela que vous désirez, allez la rejoindre mais ne tardez pas trop. Je finis d’écrire mon rapport sur la situation et une fois transmis, nous reprendrons cette conversation… »
… À ses pieds, traîne la robe zébrée maculée de sang qu’elle portait lors de l’incident(*). À peine couverte d’une chemise bien trop grande pour elle, Rocio relève péniblement la tête. La petite tablette évidée, à ses côtés, ne me laisse aucun doute, elle a été gavée de médicaments. Le seul connecteur encore actif avec la réalité la retenant de l’inconscience est la douleur qui irradie désormais jusque le haut de son épaule. Son visage est recouvert d’un triste voile ternissant l’éclat de sa peau. Je m’assis au bout du petit lit en zinc. Une sensation formidable de douceur m’envahit alors que me revient le souvenir de cette étourdissante nuit où elle vint me rejoindre en fond de cale. Il y a quelques jours à peine, c’est elle qui m’abordait, dans l’obscurité, à peine éclairés que nous étions par la pâle pleine lune (**). Tantôt amante, tantôt geôlière impitoyable, elle m’avait enveloppé dans un cocon de bouillant désir et d’ébats passionnés. Je voudrais la rassurer, lui dire que tout est bientôt fini mais je demeure silencieux. Je l’admire, interdit devant tant de grâce et de beauté. Bien qu’assiégés par la souffrance, les traits de son visage sont d’une finesse remarquable, irréelle. Les courbes de son corps avantageusement dévoilées par sa tenue de fortune prolonge le ravissement de ma contemplation. Mon cœur est trop plein, quelle sensation étrange. Je déborde de ce sentiment jusqu’alors inconnu, il me brûle, il s’empare de mon être et je le laisse m’entraîner dans ces nouvelles contrées intenses. De cette jungle inextricable toujours inexplorée, les racines les plus profondes de ma personne effleurent la surface et émergent. Tel un incroyable palétuvier, je révéle mes plus intimes attachements. Je me livre à elle, je me sens nu, transparent, sans pouvoir m’y soustraire. Je la respire, je partage sa détresse pour l’avoir moi-même vécu il n’y a pas si longtemps. Elle se redresse encore un peu, me regarde. Je la dévore tout autant d’attentions que d’intentions. Je vois dans ses yeux le reflet parfait des sentiments que je ressens pour elle. La contagion émotionnelle nous gagne, nous baigne, intense, magique et curatrice. La belle noire se soulève légèrement comme étreinte par ce serrement qui moi même me fait suffoquer, nos lueurs se rejoignent, s’unissent. C’est la rencontre improbable de la lune et du soleil, c’est la fusion de nos différences, c’est le mélange du yin et du yang qui dans une insensée ronde s’unissent pour ne plus être qu’une seule couleur, celle de notre fièvre commune.
Nos têtes tournent et se rapprochent, attirées. Je tends la main, elle y pose délicatement sa face. Elle expire doucement et longuement, peut-être rassurée ou soulagée, nos souffles se mêlent :
« Sauve-moi Nathan, ici et maintenant, … sauve-moi ! »
Coincoins (ré)unis !
(*) voir épisode « Un doigt de sincérité »
(**) voir épisode « Nocturne tête à tête »
Double urgence
Les instants apaisants partagés au côté de la belle cubaine sont de courte durée. Les délais ainsi que la patience de l’entourage se reserrent.
L’ultimatum donné la veille(*) a fonctionné à merveille : après avoir passé deux heures auprès de Rocio, j’ai pu accéder en fin de journée à la salle des transmissions (c’est ainsi qu’il la dénomme) afin de m’assurer que tout se déroulait comme je l’avais planifié. Ils n’avaient pas toujours trouvé le moyen de passer les différentes protections de mon système informatique. Assurément, ils faisaient leur possible afin de me pister à chacune de mes connexions mais les brouilleurs que j’avais activés les tenaient à distance en fonctionnant à merveille. Je fus autoriser à rejoindre Rocio pour le reste de la nuit. Celle-ci fut courte. Je ne pris pas le temps de finasser avec mes « protecteurs ». L’état de la main de Rocio s’étaient encore dégradée, celle-ci souffrait le martyr. Il était devenu urgent que de véritables soins lui soient prodigués, et bien que ma demande de la faire prendre en charge par un hôpital enquiquina au plus haut point, je parvins tout de même à trouver une oreille attentive. Le point de saturation à partir duquel la moindre flammèche agaçante de mes requêtes ferait exploser de colère mon interlocuteur belge était tout proche. Huppe sur la tête et le visage marqué par le profond sommeil duquel on avait dû le tirer lorsque je me permis de donner l’alerte en pleine nuit, monsieur Yole m’avait tout d’abord accueilli avec un air ahuri, à peine plus réactif qu’un mollusque à qui on aurait ôté par surprise sa coquille. Une fois sorti de l’univers des songes, il ne tarda pas à reprendre les rênes de la discussion en me rappelant qu’il était également en attente de choses bien précises de ma part. Malgré cette remarque, j’entrepris de lui expliquer la situation plus qu’inquiétante. Je parvins à lui faire comprendre que l’urgence était devenue une évidence. La fièvre de la belle cubaine avait fini par lui faire perdre connaissance, s’effondrant dans mes bras, terrassée par une impressionnante série de convulsions. Ne parvenant pas à la réveiller et ne trouvant qu’un pouls étrangement atone, je m’étais résolu à invoquer une nouvelle fois l’ultimatum(*) auprès du garde qui se tenait devant la porte de la chambre où nous avions été confinés. Étonnamment, il ne fit pas de manière et lassé, il donna les ordres adéquats..
Moins d’une demi-heure plus tard, la portière arrière blanche de l’ambulance à peine refermée, je me trouvais de nouveau face à monsieur Yole qui entamait avec une placidité toute nouvelle son petit déjeuner. Entre nous, une étonnante collection de confitures nous séparait. Son doigt passa de d’un couvercle à l’autre, il marmonnait entre ses dents ce qui s’apparentait à une comptine enfantine. Tout à son rituel d’un autre âge, il ne perçut même pas les attitudes blasées de ses hommes de main. Un d’eux alla jusqu’à hausser légèrement les épaules en dodelinant de façon presque imperceptible ses épaules. Finalement, mon lunatique hôte se décida à m’adresser la parole, s’exprimant très distinctement, détachant chaque syllabe dans un discours sans le moindre accent wallon :
« J’ai reçu des instructions. Il y a quelques nouveautés dont je dois vous faire part. Votre retraite en ce lieu doit rapidement trouver son terme monsieur Ribera. Vous devez tordre le cou à vos réticences et inquiétudes. Nous savons, et nous, et vous, que des intérêts fabuleux sont en jeu. Plus le temps passe, plus nous laissons de temps à l’adversaire pour se relever et remonter notre filière. Cessons de chicaner et parlons très clairement. Votre prix sera le nôtre, mais, il me semble, que cela, vous l’aviez déjà compris. Votre dangereuse amourette avec notre ennemie nous importe au final que très peu, à ceci près, qu’elle ralentit la reprise de notre collaboration. Aussi, entendons-nous bien sur ce point, tout doit être réglé dans les heures qui viennent. Faites en sorte de rapatrier tous les fonds dispersés en les répartissant équitablement sur les comptes dont en voici la liste. Nous fermerons les yeux sur les quelques miettes que vous avez certainement déjà collectées. Bien malin serait celui qui parviendrait à remettre la main dessus, n’est-ce pas ? Considérons que c’est le gage de notre sérieux et de notre motivation à poursuivre l’aventure avec vous…»
À la fin de sa phrase, il engouffra une moitié de la tartine qu’il venait de se confectionner tout en me parlant. Sa proposition était époustouflante. En quelques mots, il venait de me céder plusieurs millions de dollars. Moi-même, je n’en tenais pas le décompte exact mais le montant total de mes petites manipulations était certainement conséquent. Imperturbable, il engloutit le reste de la tranche de pain, l’air satisfait, laissant entrevoir le magma résultant dans sa bouche. Je parcourus rapidement la dizaine de références internationales bancaires qui évoquaient pour la plupart des destinations lointaines aux noms magiques. L’espoir revint.
Bientôt, si je me débrouillais bien, Rocio et moi serions sur une plage d’un de ces endroits exotiques…
Le reflet brisé
L’étau semble se refermer (enfin ?). Après une (re)mise au point faite par le gros belge, M. Yole, tout semble se simplifier. Mais …
Cette nouvelle nuitée mouvementée(*), passée à quérir et à parlementer m’a littéralement épuisé. Une douche réparatrice s’est avérée nécessaire afin de me permettre de récupérer quelques forces. J’avais oublié combien il était bon de s’abandonner au massage d’un jet puissant d’eau brûlante. Il me fallait évacuer ce stress, débloquer la tenaille qui me cadenassait l’estomac. J’ai fini par me perdre dans la vapeur abondante qui a très vite envahi la douche. Un peu plus tard, mon visage est réapparu dans la traînée baveuse que ma main passée à plat sur la buée du miroir avait créée. Dans ce reflet troublé, je me reconnais à peine, mon visage est amaigri, taillé à la serpe, barbe hirsute et vaillante façon barbelé. Mon corps a mal, ecchymosé de toute part comme jamais il ne l’avait été auparavant. La liste est longue : épaule amochée, tétons écorchés, dos endolori, jambe brûlée. Mon corps crie, il tente de réveiller l’alarme que j’ai tant eu de peine à faire taire. J’actionne le bouton de la ventilation, histoire d’évacuer la confusion visuelle et morale qui règnent. Cette dernière reste muette. J’entrouvre légèrement la porte qui donne sur la chambre, restée dans la pénombre, rideaux tirés. Bigre ! Je perçois un mouvement. Quelqu’un est là, on m’attend patiemment. J’élargis l’ouverture et fait ainsi apparaître mon discret visiteur dans la lumière diffuse de la salle de bains.
Je reconnais ces yeux perçants déjà devenus familiers. Wens me regarde. Impassible, Il tient son Stetson dans la main droite, il a belle allure dans son costume aux plis impeccables. Admirablement maîtrisé, son regard fait un simple va-et-vient entre moi et la porte d’entrée. Le transistor allumé diffuse inlassablement des morceaux de blues. L’instant semble se prolonger indéfiniment. Mon interlocuteur s’apprête à parler, il semble choisir ses mots.
« Je suis là de ma propre initiative. J’ai de mauvaises nouvelles. ».
Étrangement, il ne pratique plus le tutoiement qu’il s’était autorisé jusqu’à maintenant. Il me fait alors part de ce qui s’est passé dans l’ambulance où lui-même se trouvait escortant Rocio. Celle-ci avait à peine repris ses esprits qu’elle s’était évanouie de nouveau. Son état de choc et la grande quantité de sang perdue suite à son agression l’ont énormément affaiblie. Mais il semble qu’elle a été prise en main à temps. Ses jours ne sont plus en danger, ce qu’il lui faut maintenant c’est un peu de repos…
« …comme faire une longue croisière. » ponctue t-il ce monologue, bien trop long pour lui.
Insistant sur ces derniers mots, Wens stoppe son récit, me dévisage puis reprend, le visage encore plus sombre :
« Mes instructions sont claires. Je dois tout faire pour la maintenir en vie…jusqu’à ce que vous ayez fini votre dernier travail. Pour la suite, je vous laisse imaginer ce que l’on attend de moi, la concernant, elle, mais aussi vous… ».
Il illustre ses mots en écartant rapidement le pan droit de sa veste, tapotant de son majeur son pistolet, sagement rangé dans son holster. Je tressaille. C’est mon corps qui ricane, me bouscule, il me rappelle ce qu’il essayait encore de me dire quelques instants plus tôt.
« Mais.. mais vous, Wens, … que faites-vous là ? Pourquoi me prévenir ? » bégaie-je difficilement.
« Disons qu’au-delà d’une motivation toute personnelle de quitter définitivement cet endroit, je saisis l’opportunité unique de signer avec vous le contrat de ma vie ».
Il temporise, nouveau regard furtif vers la porte puis il se déplace vers la fenêtre occultée. Le tempo de la musique à la radio s’accélère sur un zouk local. Il écarte doucement l’épais rideau et jette un œil à l’extérieur. Puis, revient vers moi en reprenant la parole :
« Si j’ai bien compris votre situation financière, mon tarif ne devrait pas vous poser de problèmes et je suis très certainement le seul à pouvoir mettre un véritable point final à toute cette histoire. ».
Il m’explique alors rapidement sa fonction de nettoyeur longtemps exercée dans cette communauté occulte. Son récit est clair, concis. Il ne s’attarde pas trop pour rapidement aborder l’essentiel. Il me décrit son plan de sortie pour lui, elle et moi. Effacer nos traces ne devrait pas être trop compliqué. Bien que le programme de protection de témoins soit bidonné, ses connexions à lui avec l’Amérique du Nord sont bien réelles. Il me propose de nous éclipser à la faveur de la prochaine nuit et d’embarquer sur un navire de marchandises qui doit appareiller au petit matin du port de Santo Domingo (République Dominicaine) pour le Canada. Le voyage se ferait en grande partie à l’air libre mais pour les points de contrôle sensibles nous aurions à nous cacher à l’intérieur d’une caisse au revêtement intérieur rembourré et antichoc. Au milieu de plusieurs milliers de caisses d’épices du même type que la nôtre, notre périple se passerait en toute sécurité. Malgré la vitesse de croisière très lente des paquebots, nous devrions être sous huitaine dans les eaux canadiennes.
« Dans l’intervalle, des passeports ornés d’une feuille d’érable auront été réalisés à vos noms et vous seront remis avant même d’avoir mis un pied sur le quai d’arrivée. Oubliez cette rancune qui vous anime à mon encontre, elle pourrait être mauvaise conseillère. Je ne suis pas ici pour vous rouler monsieur le petit génie de la finance, je vous aide à vous sortir de ce guêpier et vous, vous m’aidez à quitter ce business duquel on ne ressort que trop souvent avec les deux pieds devant. »
L’atmosphère est devenue lourde. Malgré ma tenue très légère, une simple serviette enroulée autour de la taille, la sueur inonde désormais mon corps. Dehors, un orage se prépare… Le vent s’est levé. Au même instant qu’une goutte de ma sueur s’écrase sur la moquette épaisse, une première détonation sourde et grave lance les hostilités dans le ciel.
Ce texte n’est pas libre de droits.
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N’ayant pas pu être autant assidue que je l’aurai souhaité, j’avais un peu perdu le fil… Je vais y remédier avec mon imprimante pour me délecter de cette lecture comme je le ferai avec un roman embarqué dans mon sac.
Coin coin de remerciement pour cette page !
Fay Articles récents..En avant la …
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Parachutée sur ce blog alors que je cherchais une citation en image sur le thème ‘élection’, je découvre une plume. Ceci pour moi est toujours un réel bonheur. Et c’est votre talent qui a entraîné que Nathan me capture dans son étrange voyage. Quelques fois, j’ai regretté le manque de dialogue mais la maîtrises mais la maîtrise de la narration permet de l’oublier. Je vous souhaite réellement de mener à bien ce récit. Bien sur, je mets votre site en favori pour savourer la suite.
Littérairement vôtre,
Arwen Gernak
Arwen Gernak Articles récents..RAPPEL : DEFI REQUIEM FOR A DREAM
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