La face cachée…

 

Il ne se reconnait plus.

Le regard se pose au loin. Le miroir s’embue. Qui est-il ? Ou plutôt qui est-il devenu ? Il ne se reconnaît plus. L’âge peut être… Jamais un mot plus haut que l’autre avec ses clients. 22 ans de démarchages en tout genre, 22 ans de routes interminables à déambuler dans les villages, les lieux-dits, 22 ans de « bons et loyaux » services dans quelques semaines… et jamais un différend, jamais « avoir maille à partir » comme disait môman. « Maille à partir », cela le fait sourire. Comme pour un long et difficile tricot, il s’évertue, maille après maille, à ne jamais trop serrer, ne jamais décaler, ne jamais sauter : dans ce métier, il n’y a pas de raccourci, pas de prise facile. Jusqu’au dernier mot, jusqu’à la dernière poignée de main, rien n’est jamais acquis. Alors, depuis 22 ans, il se contrôle. Il inspire par les poumons, expire en vidant son ventre, et rythme tout doucement l’ensemble. Les gestes brusques et les familiarités sont proscrits, les yeux fuyants sont bannis. Pour le reste, une tenue humaine et vestimentaire exemptes de tout reproche sont exigés. Comme le médecin, il évite de rentrer dans les détails de la vie intime tout en laissant ses « patients » aller assez loin. Ce n’est pas bon pour les affaires que de faire du sentiment. Avoir des états d’âmes serait une erreur de calcul qu’il ne peut pas se permettre. De la distance et de la méthode, voilà la recette. Certes, tout est dans le paraître mais qu’importe. La « faim » justifie les moyens et la feuille de salaire à la fin du mois ne connait pas d’erreurs de calcul.

Depuis trop longtemps, ce contrôle de lui-même le bouffe. Il ferme les yeux sur tellement de choses. Depuis quelques semaines, une colère sourde gronde douloureusement en lui. Les maux d’estomac sont devenus de plus en plus violents. « Des vrais coups de perceuse » avait-il clamé au pharmacien. Aujourd’hui, c’est un tunnelier qui oeuvre en lui…et qui le vide inexorablement. Lui, toujours si propre sur lui, si fier de sa prestance, le voilà cloué depuis plus de deux heures sur ces toilettes. De sa place d’infortune, porte entrouverte, il lorgne sur le vieux dessus de lit. La petite chambre est plongée dans la pénombre désormais. Il contemple sa veste jetée précipitamment par terre. Depuis, il a pu se débarrasser de ses chaussures, de sa chemise, de son pantalon, de ses chaussettes. Il ne se rappelle plus dans quel ordre d’ailleurs. Il sourit. Striptease sur les toilettes. Il végète dans un état second. Et pourtant, sa perception de la scène reste fine, cocasse même. Au son qui gargouille à travers la cloison, il devine qu’il est bien tard, le journal de la nuit vient de commencer. Oh oui, au moins deux heures qu’il est là. Couvert de sueur et pris sporadiquement de frissons, cela ne se calme pas. Il ressasse encore et encore sa vie. Toutes ces phrases, tous ces mots. Convaincre, rassurer… Tout est dans le paraître. Ne jamais « être » vrai. Décaler, se décaler..pour être en harmonie avec sa cible. Laisser percevoir le bon reflet, faire briller les meilleurs reflets du miroir aux alouettes…

Il ne se reconnait vraiment plus. Il n’y arrive plus. Il sait, il sent, il comprend. Il faut que ça s’arrête !

 

Le paraître et l’être… deux frères ennemis à ne jamais laisser comparaître ensemble ? On se « mélange » rarement sur sa tartine. On se fait une idée puis on la beurre ou on la « pâteàtartine ». Il n’y a plus qu’à inviter à la dégustation (au piège ?). On n’est rarement soi-même finalement. Comment l’être ? Tout mélanger sur une belle tranche de pain frais ? Quel goût pourrait avoir une telle mixture ? Bref, je cesse là cette indigeste « tartine » et je vous laisse à vos pots de confiture  😉

Coincoins

ps : speciale dédicace à la mouche Ksé Ksé qui m’a piqué/branché sur le sujet

Ce texte n’est pas libre de droits. La photo non plus

 

 

5 réflexions sur « La face cachée… »

  1. C’est pile poil mon ressenti du moment. Je n’arrive plus à faire de concessions avec « mon autre ». Celui qu’on appelle « le politiquement correct », le côté trop lisse, trop poli, façonné dans le moule à gâteau… appétant pour les autres. A trop fermer son claque-merde et faire le dos rond, on a le corps qui finit par nous parler très douloureusement, se faisant le porte-parole de l’esprit torturé par une overdose de consensus.

    Aparté : ‘tain, je le redis, qu’est-ce qu’il fait bon lire chez toi ! Et ça m’aide à défaire des noeuds dans ma tête 😀 😉

  2. Défais tes noeuds en toute quiétude. Ici point de juge ni de bouée. Juste un partage de vues et pourquoi pas, apprendre à nager par soi même une autre brasse ! La Mare d’El Canardo en terre d’asile et de bienfaits ? Je coincoine de joie !

    Coincoins !

  3. Un très joli récit, l´histoire d´une vie: il est clair que parfois, on enfile une tenue et soudain elle nous colle à la peau de telle manière qu´on a l´impression qu´elle nous va comme un gant! 🙂
    Ce monsieur ne se permet pas un écart dans son jour le jour, il est carré dans ses conduites et il ne dépasse jamais les bornes : une humeur égale à elle même, d´un neutre fade…alors, à force de vivre sans vivre, son Moi souffre de regarder passer les trains comme les vaches sans vivre de manière excitante et sait que bientôt il aura gâché une bonne partie de sa vie dans l´ombre de sa Vie.

    Bonne soirée
    Ismeralda

  4. Connais-tu le film (le chef-d’oeuvre !) : « mort d’un commis voyageur » ?
    Sinon, vraiment, oui vraiment je te le conseille…
    Très « beau » portrait encore une fois, qui, passe-moi le jeu de mot : te rentre dans le ventre !

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