Te tracasse pas mon gars. Elles arrivent…
Il patiente. Sac à main de madame en bandoulière et jouet de la petite dans la main, il patiente. Deux heures qu’ils déambulent de petites rues en grandes places. Cette ville lui semble infinie. « Ses » femmes comme il aime les surnommer tendrement ne s’épuisent pas. Elles ne touchent plus terre depuis leur arrivée sur le vieux continent. Désormais, elles papillonnent de boutique en boutique. La mère et la fille ont retrouvé un semblant de complicité. Il sourit doucement. C’est bon de respirer normalement. Lui, Sanzo n’en peut plus. Ereinté, par ces slaloms incessants dans les entrailles citadines, le poids de ces dernières années le plaque inexorablement. Trop de travail, trop de stress, trop de soucis, trop de secret…trop de tout en fait pour vraiment pouvoir profiter de leur belle échappée. Cela faisait si longtemps qu’ils parlaient de cette venue..Tiens, c’est bien simple, ils avaient abordé le sujet dès leur premier jour ! Elle en rêvait comme attirée par le reflet étincelant de l’occident. Lui ne voulait que partir, changer d’air pour essayer de trouver sa vocation. Les années sont passées. Tout va si vite. Les responsabilités vous enchainent, le quotidien vous détourne. « Foncer », « travailler », « mériter », « se taire », « encaisser » tout cela Sanzo s’est appliqué à le faire. Il ne s’est jamais plaint. Accumuler assez d’argent est devenu son obsession quotidienne. Il n’a plus fait que « ça ». Il a épargné les siens de son enfer, il l’a caché en son sein, il l’a occulté, serrant les dents, serrant les poings jusqu’au sang. De longues années plus tard, un jour, enfin, le « sou par sou » est devenu assez grand.
La lassitude pourrait maintenant l’emporter mais en fait, c’est la nostalgie qui est là, omniprésente. Ce doux soleil de fin de journée qui lui lèche l’encolure ferait mentir le calendrier. Fin septembre. Il soupire lègerement. Il ne veut pas que Keiko sa ravissante compagne ne devine cette nostalgie. Il a toujours été fort pour elle. Au moins durant cette escale en terre lointaine, il ne veut plus voir de nuages sur le visage fin de son estimable épouse. Il ne la voit plus beaucoup sourire. Il voulait de toutes ses forces que la flamme mystérieuse et vive qui animait l’idole de sa vie revive enfin. Elle avait fait chavirer le coeur du petit homme de 12 ans qu’il était. Cette rencontre furtive lors d’une de ses nombreuses visites du temple Sens-Ji avait dès lors tout changé dans sa vie. Il ne vivait plus que pour revivre encore et encore un échange de regards avec elle. Le petit habitant du pittoresque quartier d’Asakusa (alors beaucoup moins fréquenté de touristes) avait dès lors consacré le plus clair de son temps à s’asseoir sur une des plus hautes marches de l’enceinte. Il était aimanté, attiré inexorablement vers ce qui allait devenir son destin, vers celle qui allait devenir sa promise. De sa vigie, il déchiffrait les Kanjis qui ornaient chacune des lanternes rouges. L’endroit prenait soin de lui, l’aidait à croire en sa destinée. Il s’imprégnait de la magie et de la sérénité du lieu.. et il ne cessait d’espérer. Un jour, après de multiples tentatives infructueuses et occasions ratées, c’est elle, Keiko, rayonnante, qui vint vers lui…
Quand il avait enfin pu brandir triomphalement les billets, elle n’y croyait plus depuis bien longtemps. L’émotion fut si forte et l’instant si intense que leur unique fille Anda avait laissé échapper un petit cri voyant sa mère s’affaler subitement. Lorsque celle-ci releva la tête, ses larmes et son sourire brièvement retrouvé témoignait de la violence de ses sentiments. Oui, cela en valait la peine. Toutes ces heures à se plier, à se soumettre, à accepter ce qu’aucun ne voulait faire. Lui, le petit fonctionnaire il s’en était occupé : de jour comme de nuit, insatiable, il s’était accroché. Pendant ce temps, elle, son trésor d’enfance, s’était éloignée.
Mais depuis ce matin, tout va mieux. Durant le petit-déjeuner, il n’en avait pas cru ses yeux : elle était à nouveau rayonnante, sa renaissance avait eu lieu. Le coeur de Sanzo avait tout de suite reconnu cet éclat retrouvé. Exigeante, étonnamment câline, elle avait veillé toute la nuit à entretenir la flamme du désir et de l’excitation jusqu’alors oubliés. Keiko l’avait honoré comme aux premiers jours. Sanzo, incrédule mais valeureux, avait finalement dû capituler aux premières lueurs du jour, épuisé. Cela faisait bien longtemps qu’elle n’avait pas remporter d’aussi délicieuses batailles. Elle revit. Oui, depuis ce matin, tout va mieux………
Un petit souffle derrière son oreille éveille notre homme. Il sent son éternel parfum. C’est elle. Il ferme les yeux. Mordillant légèrement son oreille, elle passe sa main autour de ses robustes épaules. Elle l’invite à rejoindre Anda qui patiente gentiment à une terrasse d’un café. Commande prise, le garçon de café complètement indifférent s’éclipse rapidement. Keiko fait face à son humble époux. Sans vraiment savoir pourquoi, il ressent une légère inquiétude, une étreinte s’insinue. Mal à l’aise, l’air ne passe presque plus. Respiration courte. Keiko le dévisage maintenant. Sans vraiment savoir pourquoi, il ressent une légère inquiétude, une étreinte s’insinue. Respiration courte. Espiègle, elle sourit… Quelques mots glissent entre ses lèvres, à peine audibles. Leur fille, déjà dans la confidence et, semble t’il, amusée, guette la réaction de son vénérable père. Il comprend, du moins il entend, dès lors, le pourquoi de son « mauvais » pressentiment. Une envie avait germé en elle. A quelques trottoirs d’ici, les affiches d’une boutique avait attiré son regard. Elle lui montre maintenant une jolie brochure colorée. L’étoile de son existence veut désormais faire SA « découverte de l’Amérique » ! Visiter les Etats-Unis ! Sanzo cligne des yeux. Son sang pulse si vite qu’il lui semble se figer en lui. En un très bref et noir instant, il se voit de retour au travail (dans moins de trois jours), aplati sur son ridicule bureau, entouré de piles de paperasse dangereusement penchées sur lui… Frisson… Re-frisson… Imperceptiblement, les épaules se sont affaissées de quelques millimètres. Il se tient le plus droit qu’il le peut. Glacé mais étonnamment maître de lui, piégé sur son chemin de l’amour, Sanzo dit :
« Oui Keiko san. Mon amour, je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour t’exaucer. Je vous le promets à toutes les deux ».
Coincoin !
Ce texte n’est pas libre de droits. La photo non plus
Qu’il est bon de se nourrir d’un si beau texte ! Je crois que mon exil va se prolonger ici. Merci
Aujourd’hui je survole la Mare, j’essaie de classer les quelques textes que j’ai osé commettre. Je viens de créer une catégorie « la plume du Canard ». J’ose enfin la mise en place d’un lien entre chacun de mes écrits. Tu fais partie de ces gens qui dès le début ici m’ont encouragé… Merci ! Bon dimanche !
Coincoins décalés
Je suis revenue lire ce texte de manière plus appronfondie, tel qu’il le mérite. Il m’a amenée à m’interroger sur la notion d’abnégation. Ce texte parle de déracinement, d’exil, de sacrifice, d’altruisme, de nostalgie, de mélancolie. J’ai failli dire d’amour, mais je me suis ravisée. Cet homme est si peu (heu)reux…
Ksenia… Je te remercie de toutes mes plumes. Désormais, ce texte est le tien. Tu te l’es appropriée et j’en suis le premier honoré même si en même temps j’en suis surpris !!!
Ce texte, je l’ai ressenti plus que je ne l’ai vraiment écrit. Qui sait ? Peut-être qu’il s’agit vraiment de l’histoire de cet homme qui semble si patient, si attentif sur mon cliché.
A bientôt pour peut-être de nouvelles brasses ensemble dans cette Mare ou ailleurs.
Coincoins ravis !
Mais l’amour rend-il toujours heureux ? Et est-il nécessaire d’être heureux pour aimer ? Pas sure du tout…
Alors, si, moi je dirais qu’il y a de l’amour, beaucoup….
Quand il y a amour, je crois que la raison cède la place… Alors difficile de deviser ou d’analyser dans cet « état de transe » 😉 En tout cas, moi, ça me fait ça …
Coincoins !
Difficile.
L’amour doit-il passer par l’abandon de ces propres rêves ?
Et qu’en est-il de lui, que lui offre-t-elle ? si ce n’est ce sourire au final, mais sait-elle ce qui lui en a coûté ?
L’histoire est belle, l’image est belle, mais au fond, tout au fond, elle me fait mal, parce que je ne peux (veux) pas concevoir l’amour dans le déséquilibre.
Mais c’est un tableau. Et comme tous les tableaux on ne lis que ce qui est présent, on devine un peu le passé et peut-être même peut-on entrevoir l’avenir… mais tout ce qui reste caché fait la différence. Et c’est souvent d’ailleurs ce qui fait qu’un tableau est beau.
Ce matin je me relis, je vous relis. Comme je le dis à Ksenia un peu plus haut, grâce à vos commentaires/encouragements, j’ai effectivement oser partager ma plume avec vous. Merci.
Coincoins de bon dimanche